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Faut-il s’attendre à un resserrement de la politique monétaire américaine ? (Note)

 

DISCLAIMER : Les opinions exprimées par l’auteur sont personnelles et ne reflètent en aucun cas celles de l’institution qui l’emploie

 

Utilité : Cet article étudie les raisons et les conséquences du récent changement de politique monétaire opéré par la FED dans un contexte de croissance économique dynamique et de craintes sur la liquidité. Si le maintien des taux à leur niveau s’apparente à la fin d’un cycle d’assouplissement, son orientation reste accommodante.

 

Résumé :

  • Après trois baisses de ses taux directeurs entre juillet et octobre 2019, la Réserve Fédérale (FED) des Etats-Unis a décidé de les laisser inchangés depuis décembre 2019 ;
  • Si cette décision marque la fin d’un (court) cycle d’assouplissement monétaire, elle ne prévoit pas le retour d’un resserrement à court terme pour autant ;
  • La croissance de l’activité aux Etats-Unis reste très dynamique, permettant au taux de chômage d’atteindre son plus bas niveau depuis 50 ans, même si le taux d’emploi reste encore très inférieur à son niveau d’avant-crise ;
  • La pression sur la liquidité bancaire, qui avait inquiété en septembre 2019 et conduit l’institution à injecter plusieurs dizaines de milliards de dollars sur les marchés semble s’être éloignée. Mais la FED reste attentive aux évolutions et aux risques, notamment géopolitiques, qui pèsent sur les marchés.

 

 

Lors de la réunion du comité de politique monétaire de la Réserve Fédérale des Etats-Unis du 11 décembre 2019, le Conseil des Gouverneurs a décidé de maintenir les taux directeurs inchangés[1], marquant ainsi une pause dans le cycle d’assouplissement monétaire entamé l’été 2019. La FED a confirmé cette orientation lors de sa première réunion de 2020, le 29 janvier. Alors que l’économie américaine entame sa onzième année d’expansion consécutive, et affiche un taux de chômage historiquement bas, l’inflation, qui a atteint en moyenne 1,4 % en variation annuelle en 2019, peine à se rapprocher de l’objectif de l’institution (2 %) et des tensions sur la liquidité se sont manifestées sur le marché interbancaire à l’automne 2019. La politique monétaire menée par la banque centrale américaine se trouve ainsi face au dilemme qui oppose le soutien à l’économie à la nécessité de se préparer à une éventuelle récession en préservant ses marges de manœuvres.

 

 

1. Après trois hausses consécutives de ses taux directeurs, la Réserve Fédérale américaine suspend son cycle d’assouplissement monétaire

 

a) Une décision en cohérence avec les perspectives économiques américaines

En matière de politique monétaire, l’année 2020 commence de manière bien différente que 2019 aux Etats-Unis. En effet, un an plus tôt, la Réserve Fédérale américaine venait de relever ses taux directeurs de 25 points de base, entre 2,25 et 2,50 %, pour la dernière fois au cours du cycle de resserrement monétaire entamé fin 2015, en réponse à une inflation encore supérieure à son objectif de 2 %. Elle a, par la suite, inversé la tendance en procédant à trois baisses des taux directeurs, de 25 points de base chacune, entre juillet et octobre 2019. En effet, malgré le dynamisme de l’activité économique (croissance de 2,5 % en variation trimestrielle annualisée au premier semestre 2019), favorisant un taux de chômage très bas (3,7 % en juin), l’inflation s’était à nouveau retrouvée en-deçà du seuil de 2 %. Au-delà de ce constat, les banquiers centraux américains s’étaient également inquiétés de la montée des tensions commerciales entre les Etats-Unis et ses partenaires commerciaux, notamment la Chine, et des conséquences sur l’investissement et les exportations.

Trois baisses des taux directeurs plus tard, alors que les marchés attendaient une nouvelle baisse des taux, la FED a décidé de marquer une pause le 11 décembre 2019, maintenant le taux directeur entre 1,50 et 1,75 %. Les raisons mises en avant pour expliquer cette décision furent la bonne tenue de la croissance, avec un taux stable autour de 2 % en rythme trimestriel annualisé au troisième trimestre, et un marché du travail toujours très dynamique, caractérisé par un taux de chômage tombé à 3,5 %, son plus bas niveau depuis 50 ans.

Néanmoins, cette décision a pu surprendre dans la mesure où elle intervient dans le contexte d’une inflation en berne. Celle-ci affiche en effet des taux à la fois en recul par rapport à ceux de l’année précédente, et inférieurs à l’objectif de l’institution monétaire, suggérant une politique encore trop restrictive. En effet, l’indice d’inflation surveillé par la Réserve Fédérale américaine, des dépenses personnelles de consommation (PCE), a crû de 1,3 % en un an en octobre 2019, alors que la croissance de l’indice sous-jacent (excluant les prix alimentaires et de l’énergie) s’établissait à 1,6 %, tous les deux bien en-deçà de l’objectif de l’institution.

Malgré l’accélération des créations d’emplois, l’augmentation des salaires reste modérée (salaire horaire moyen par employé du secteur privé en hausse de 2,9 % en glissement annuel en décembre2019), ce qui limite la hausse des coûts à absorber pour les entreprises, et donc, ne présage pas de surchauffe du marché du travail. Des explications peuvent se trouver du côté du taux d’emploi, dont la hausse progressive depuis le milieu des années 2010 n’a pas encore permis de rattraper le niveau d’avant la crise de 2008 : il est inférieur de trois points de pourcentage, ce qui indique que de nombreux Américains ne sont pas retournés sur le marché du travail et représentent encore une réserve de main d’œuvre pour les entreprises américaines. Ainsi, la présence de cette offre potentielle de main-d’œuvre mitige les effets de la baisse du taux de chômage sur l’évolution des salaires et donc celle des prix.

Bien que la dégradation de la situation économique mondiale ait pesé sur l’économie américaine au cours de l’année 2019, la Réserve Fédérale a vu en l’apaisement des tensions commerciales le début du recul des inquiétudes qui pesaient sur l’investissement et les exportations. Les tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine semblent s’orienter vers une issue positive, avec la signature de la première phase d’un accord le 15 janvier 2020. Le risque d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne sans accord commercial est temporairement écarté et l’évolution de la croissance mondiale ne semble plus risquer d’impacter négativement la croissance américaine.

La décision de la Réserve Fédérale de maintenir les taux directeurs à leur niveau peut être comprise au regard de sa volonté de continuer à soutenir la croissance et symétriquement le marché du travail, sans peser sur l’inflation, qui se rapproche de l’objectif de 2 %.

 

b) La surveillance attentive des effets de la politique monétaire sur les marchés financiers

En octobre 2017, la Réserve Fédérale a entamé un processus de normalisation de son bilan. Près de 10 ans après le début de la crise et, par conséquence, de son programme d’achat d’actifs destiné à fournir de la liquidité dans des marchés financiers sclérosés, elle a ainsi commencé à réduire son bilan de façon significative : celui-ci s’élevait à plus de 4 400 milliards de dollars par rapport à 900 milliards mi- 2008. Néanmoins, en septembre 2019, des tensions sur la liquidité sont apparues : la brusque hausse du taux repo d’emprunts au jour le jour (« secured overnight refinancing rate ») bien au-delà des taux directeurs de la Réserve Fédérale, entre lesquels il oscille habituellement, a généré de fortes craintes sur la capacité de financement des institutions bancaires américaines.

Les raisons de cet épisode de stress se trouvent dans la liquidité détenue par les banques américaines, comme l’explique Benoît Cœuré[2]. Si, autrefois, des niveaux élevés de liquidité traduisaient de l’incertitude ou un dysfonctionnement du marché monétaire, ils sont désormais vus comme permettant de garantir le niveau de taux d’intérêt de court terme souhaité par les autorités monétaires. Cependant, deux éléments expliquent que le niveau de liquidité actuel n’assure pas l’ancrage de ce taux d’intérêt. D’une part, la liquidité est inégalement répartie entre les banques américaines : 86 % des réserves excédentaires sont détenues par 1 % des banques, dont 4 en détiennent 40 % à elles seules. Ainsi, les conditions de liquidité sont dépendantes de la volonté de celles-ci de répondre aux besoins des autres intermédiaires financiers. D’autre part, les intermédiaires financiers n’ayant pas accès au financement de la banque centrale ont vu leur rôle croître depuis la crise. Cette impossibilité d’une partie des acteurs financiers de se financer auprès de la banque centrale se répercute sur l’offre de liquidité disponible, la rendant moins élastique, et explique donc également une partie des tensions. Ainsi, ces deux aspects rendent la transmission de la politique monétaire plus complexe. Bien que la politique monétaire accommodante menée ces dernières années ait permis d’offrir des niveaux de liquidité détenue par les banques très élevés, ces déficiences font qu’ils peuvent ponctuellement s’avérer insuffisants en cas de pressions soudaines sur l’offre de liquidité.

Pour atténuer ces tensions, la Réserve Fédérale a opéré en urgence en injectant plusieurs dizaines de milliards de dollars, déclenchant ainsi un rebond du bilan de l’institution monétaire. Elle a, d’une part, annoncé une reprise des achats d’obligations américaines de court terme à hauteur de 60 milliards de dollars par mois, qu’elle poursuivra jusqu’au deuxième trimestre de 2020 au plus tôt[3], et d’autre part, initié des opérations de refinancement (« overnight repurchase agreements » et « term repurchase agreements »), au moins jusqu’en avril 2020[4]. Ces mesures exceptionnelles font écho à la volonté de la banque centrale de maintenir un niveau de réserves bancaires stable, sinon plus élevé par rapport à celui qui prévalait au mois de septembre. L’objectif est de s’assurer que les banques soient en mesure d’absorber un choc économique, et d’éviter de risquer un choc de liquidité[5]. Si la capacité de réaction de la FED en septembre 2019 a rassuré, la survenue soudaine et non-anticipée d’une telle tension pose la question de la nécessité d’interventions monétaires standardisées, comme cela était le cas avant la crise 2008.

 

Depuis, les opérations de repo ont graduellement diminué en envergure, réduisant la pression sur la liquidité dans le marché interbancaire. Les conditions de financement de court terme se sont stabilisées, limitant les besoins d’intervention de la part de la banque centrale.

 

 

2. Quelles conséquences pouvons-nous attendre de cette décision ?

 

a) La fin du cycle d’assouplissement monétaire ne marque pas nécessairement le début de celui du resserrement

Si les taux de croissance du PIB tendent à diminuer, ils démontrent néanmoins un fort dynamisme de l’économie américaine (supérieure à la zone euro ou au Japon). L’activité ne montre pas de signes d’essoufflement et le taux d’emploi devrait continuer à augmenter et bénéficier aux classes moyennes, dont la richesse n’a que récemment rattrapé son niveau d’avant crise, notamment en raison du déclin de la part des salaires dans la valeur ajoutée.

La croissance des salaires réels est en ligne avec celle de la productivité[6] et la croissance économique est proche de son potentiel, autour de 2 % en glissement annuel, ce qui ne signale pas de risque d’une augmentation significative de l’inflation. Les perspectives économiques n’incitent donc pas au resserrement de la politique monétaire. Du point de vue des marchés financiers, un resserrement trop important accentuerait les risques sur la liquidité et pourrait ainsi mener à une correction des cours des actifs financiers à la baisse.

 

Néanmoins, il est peu probable que la Réserve Fédérale opte pour une poursuite de l’assouplissement à court terme. Les minutes diffusées à la suite de la dernière réunion de la Réserve Fédérale en décembre 2019indiquent que 13 des 17 membres du Conseil des Gouverneurs anticipent que le taux directeur restera stable tout au long de l’année 2020, avant de modestes hausses au cours des années suivantes.

 

b) Quelles économies bénéficieront de cette politique monétaire ?

Comme l’avait expliqué Fischer en 2015[7], l’ensemble des économies intégrées au système économique mondial sont affectées par la décision de la FED. Au début du précédent resserrement monétaire en 2015, une grande attention avait été portée à la réaction des marchés émergents, considérés comme bénéficiaires de la politique monétaire accommodante des Etats-Unis après la Grande Récession, et donc sensibles au risque de voir les capitaux étrangers sortir pour se rapatrier dans les économies développées lorsque les taux d’intérêt américains augmentent. En effet, inversement, un assouplissement monétaire mené par la première puissance économique mondiale crée les conditions d’une dynamique favorable à la prise de risque en rendant les actifs étrangers plus attractifs.

En maintenant ses taux bas, la banque centrale américaine crée un environnement qui favorise une hausse des prix des actifs, attire des flux de capitaux de l’étranger et, par conséquence, de la croissance au niveau mondial en permettant à la première économie de se financer à des taux bas. Dans ces conditions, les économies émergentes bénéficient d’actifs relativement plus attractifs, notamment leur devise, ce qui rend leur dette libellée en devise étrangère mécaniquement moins élevée et réduit l’inflation importée. Une inflation maîtrisée leur permet en retour de baisser leurs propres taux directeurs afin de soutenir leur croissance domestique (c’est par exemple actuellement le cas du Brésil et de la Russie). En revanche, pour d’autres économies, telles que la zone euro ou la Suisse, les cycles de politique monétaire se sont décorrélées depuis la crise et leurs taux déjà négatifs ne peuvent suivre les variations de ceux de la Réserve Fédérale. Il y a donc peu de chances que leur politique monétaire soit impactée par celle de la FED.

Néanmoins, les marchés resteront attentifs à l’évolution des tensions de diverses natures, aux Etats-Unis et ailleurs. Une dégradation des relations commerciales ou des tensions géopolitiques pourrait effacer les bénéfices engrangés grâce à la politique monétaire américaine.

 

Conclusion

La récente décision du Conseil des Gouverneurs de la Réserve Fédérale américaine de maintenir ses taux directeurs inchangé après trois baisses successives est cohérente avec les conditions économiques, malgré une inflation modeste. Du point de vue des marchés financiers, elle témoigne d’un recul des tensions sur la liquidité. Cependant, elle n’annonce pas un resserrement monétaire à venir pour autant. Tant que des pressions inflationnistes ne se feront pas ressentir, le statu quo est amené à persister.

La Réserve Fédérale insiste néanmoins sur la possibilité d’adapter sa position en cas d’évolutions notables de la conjoncture, notamment au niveau des enjeux internationaux. La perspective d’une détente dans la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine a amélioré les conditions monétaires, mais l’absence d’un accord commercial entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, l’escalade des tensions sociales à Hong Kong ou en Amérique Latine, ou encore l’évolution de la campagne pour les élections présidentielles de novembre 2020 seraient de nature à inverser cette tendance. Cette décision illustre la politique de décision utilisée par le Président Powell, qui favorise l’analyse des données et des ajustements en fonction des perspectives de court terme, et signe peut-être la fin de la vision de la politique monétaire par longs cycles successifs de resserrement et d’assouplissement.

 


[1]Minutes of the Federal Open Market Committee, December 10–11, 2019

[2]Cœuré, B. (12 Novembre 2019). A tale of two money markets: fragmentation or concentration

[3]Federal Reserve of New York, October 11, 2019 https://www.newyorkfed.org/markets/opolicy/operating_policy_191011

[4]Federal Reserve, Communiqué de presse, 29 janvier 2020

[5] Ce fût le cas lors de la Grande Récession de 2008, ce qui avait contribué à l’amplification de la crise en enrayant le fonctionnement des marchés financiers et de l’économie.

[6]Clarida, R. H. (January 9, 2020). US economic outlook and monetary policy Speech, C. Peter McColough Series on International Economics, Council on Foreign Relations, New York City

[7]“And of course, actions taken by the Federal Reserve influence economicconditions abroad. Because these international effects in turn spill back onthe evolution of the U.S. economy, we cannot make sensible monetary policy choices without taking them into account.” (« Et, bien sûr, les actions de la Réserve Fédérale influencent les conditions économiques à l’étranger. Dans la mesure où ces conséquences se répercutent en retour sur l’évolution de l’économique américaine, nous ne pouvons pas considérer la politique monétaire sans les prendre en considération »), Fischer, S. (May 26, 2015). The Federal Reserve and the Global Economy