Mourtaza Asad-Syed est stratégiste indépendant, il vient de publier « Gold investing handbook », un ouvrage qui dissèque les déterminants du cours de l’or. Ayant évolué depuis 20 ans dans la finance comme économiste, chef stratégiste et gestionnaire de portefeuille, il est Président de l’ISAG, l’Association des Stratégistes d’Investissement qui regroupe les 20 principales banques de la place de Genève. Pour BSI Economics, il évoque le prochain référendum suisse du 30 novembre 2014, et ses possibles conséquences sur les marchés financiers, mais aussi sur la dimension à donner à cette consultation inédite.
BSI economics : Le 30 novembre 2014, les suisses sont appelés à se prononcer sur une gestion bilancielle de la Banque Nationale Suisse pilotée par des programmes de rachat d’or. Quels sont les enseignements à tirer de cette mobilisation ?
Mourtaza Asad-Syed : Ce référendum –qui propose des contraintes fortes sur la composition des actifs de la BNS- est avant tout la première remise en cause populaire d’une banque centrale de l’OCDE suite à des actions monétaires exceptionnelles désormais courantes depuis 2008. Il faut donc surtout en déduire, qu’il y a en Suisse une demande populaire pour obtenir plus de comptes de la part des autorités monétaires.
L’ironie du sort, veut que la politique de la BNS soit un succès depuis des années et que depuis un bon siècle la BNS dispose du meilleur « track record » mondial en matière de stabilité des prix et de sa monnaie. Si malgré ce contexte, les Banquiers Centraux Suisses sont interpellés par la représentation démocratique, alors cette demande populaire doit forcément être encore plus exacerbée dans d’autres régions où la démocratie directe est moins accessible, comme en zone Euro. De ce fait, la Suisse est un bon révélateur de l’opinion publique, car la mise au référendum nécessite plus de 100 000 soutiens ce qui n’est pas négligeable sur un total de 5 millions de votants. Au-delà des frontières Suisses, cette votation doit donc interpeller sur l’action et le statut des autorités monétaires, en effet, une réaction populaire est prévisible dans un contexte de déficit de compréhension et d’acceptation. La légitimité des banques centrales à mener des politiques exceptionnelles pourrait alors être remise en cause, en particulier dans un cas d’échec –probable-, à stimuler l’activité. Le risque de populisme ou de radicalisation n’en sera que plus élevé, car si l’on ne répond pas sérieusement à ces questions, de mauvaises réponses seront apportées. Les 3 propositions de l’initiative en sont un exemple.
Dans le cas du succès de la vote, quelles seraient les difficultés pour mettre en place ce programme de rachat d’or ?
MAS : Trois propositions sont formulées par l’initiative : la première est d’acheter de l’or à hauteur de 20% du bilan de la BNS, la seconde est définir l’or en réserves comme inaliénable en interdisant le droit de le vendre, et la troisième de conserver cet or en Suisse. La deuxième proposition n’est pas raisonnable pour une institution monétaire telle que la BNS.
Compte-tenu de la taille du bilan de la BNS qui a été multiplié par 5 en dix ans, le rachat d’or à hauteur de 20% du bilan correspondrait à racheter près de 2000 tonnes, soit plus des deux tiers de la production annuelle mondiale. Ce niveau peut paraître négligeable au vu des flux de transactions sur les marchés financiers, mais il s’agit là d’or physique et non pas seulement de futures ou de monnaies scripturale, qui fait le gros des volumes de transations. Historiquement, acquérir 1500-2000 tonnes d’or est une démarche significative mais si cela est étalé sur 5 ans on reste dans les mêmes ordres de grandeur que ce que les banques centrales avaient acheté ou vendu durant les périodes antérieures. Pour l’accumulation et le stockage en Suisse, cela reste très faisable puisque le pays reste la plaque tournant du commerce de l’or avec 70% du raffinage mondial. En revanche, en étant fortement visible et contraint dans sapolitique de rachat d’or, la BNS sera sujette à des arbitrages par les acteurs importants du marché.
L’interdiction de vendre l’or précédemment acquis pose un vrai problème de soutenabilité pour la BNS. En effet, toute augmentation temporaire du bilan engendre des achats d’or, qui ne peuvent être réduit une fois le bilan épuré. A mesure que la BNS augmente son bilan, la part de l’or aura tendance à croitre. Par exemple, avec le bilan actuel de 522Mds (CHF), la BNS aurait une part d’or de 104Mds (CHF) d’or, dans une perspective de réduction du bilan, 104 mds devient un nouveau minimum. Si l’on revient par exemple à la taille d’avant crise, soit environ 120Mds (CHF), l’or représenteraient 90% des réserves et ne pourrait être utilisé par la BNS lors d’intervention (même de défense de la monnaie). On voit bien à quel point la BNS serait donc rapidement dans une contrainte énorme, comme une voiture sans marche arrière, on ne voit pas la différence quand on avance, mais impossible de manœuvrer…
Quel serait alors l’impact sur les cours de l’or et les marchés de change ?
L’impact devrait être légèrement positif sur l’or, mais on verra surtout sur une forte appréciation du franc suisse que la BNS aura du mal à endiguer avec les nouvelles contraintes bilancielles. Mécaniquement les prix augmenteront de l’or, si les 1500-2000 tonnes sont achetées rapidement, mais si le programme est étalé sur 5 ans, il s’agira davantage de petits arbitrages où chaque nouveau rachat de la BNS pourrait avoir des répercussions temporaires sur les cours.
Avec les 2 premières propositions de l’initiative, la BNS ne sera pas dans une position idéale pour défendre une parité faible face à l’euro. La politique de change étant tributaire des proportions définies au bilan, chaque euro acheté nécessitera d’acheter 25 centimes d’euro (25 = 20% (1+0.25)). C’est une situation difficile qui nécessite d’équilibrer flexibilité et intervention sur le marché des changes tout en neutralisant l’impact sur le bilan de la banque central. C’est la ou la BNS sera désormais très fragile, car le plancher contre l’euro tient grâce à la crédibilité de la menace d’une action illimitée de la BNS, or les contraintes sur les achats irréversibles d’or pour chaque intervention de la BNS fragilise la crédibilité d’une « action illimitée ». L’acceptation de l’initiative aura donc plus d’impact sur le CHF que sur l’or !
Quelles sont les principales dynamiques qui affectent le cours de l’or ?
Il faut analyser l’or sous ses trois aspects : d’une part l’or en tant qu’actif financier, d’autre part l’or comme monnaie qui est lié au taux d’intérêt réel, et enfin l’or physique qui permet de raconter beaucoup d’histoires mais explique finalement peu de chose.
Le cours de l’or est dans une mauvaise passe. L’économie américaine est dans un cycle d’expansion traditionnel qui se traduit par l’expansion des multiples de valorisation des actions (NDLR : prix plus élevé par rapport aux bénéfices). La volatilité de la croissance nominale et réelle demeure certes faible mais stable. Cet aléa sur les grandeurs économiques est un énorme facteur contre l’or comme actif. Une croissance relativement forte couplée à l’absence d’inflation correspond à tout ce que l’or déteste.
D’autre part, il y a un changement de paradigme dans l’accès aux liquidités. La réduction de la facture pétrolière des américains contribue à diminuer la quantité de dollars offshores pour les populations concernées. Or, il s’agit soit de russes, soit de moyens orientaux dont les préférences pour l’or en termes d’actifs sont différentes de celles des américains et européens. Leur allocation d’actifs, plus axée sur les matières premières et sur les actifs non obligataires comme les actions, les conduisent à des interventions plus discrétionnaires qui les amènent à devenir « faiseurs de marché » lorsqu’il s’agit de placer leurs excédents de réserve. Ainsi, la baisse du prix de l’énergie et la hausse d’autres dépenses stratégiques (notamment pour les russes) conduisent à une réduction du flux de transaction de l’or qui impact négativement les cours. Nous avons observé ce phénomène avec des paliers négatifs observés sur l’or en 2013, concomitamment à une baisse des revenus des asiatiques, moyen orientaux et russes.
Quel lien entre taux d’intérêt réel et cours de l’or ?
En principe, le coût lié à la détention d’or, qui sécurise le pouvoir d’achat, est mesuré par le taux d’intérêt réel. Ainsi, une diminution du taux d’intérêt réel est concomitante avec une augmentation du cours de l’or. De manière équivalente, chaque économie dont le taux d’intérêt réel va s’apprécier va voir le cours de l’or, exprimé dans cette monnaie, diminuer. Les maturités de taux à 5-10 ans sont les plus suivis et expliquent le mieux les différences d’arbitrage entre monnaie et donc indirectement le lien entre taux d’intérêt réel et or.
Or, je suis assez surpris par le marché obligataire américain qui devrait plutôt être à des niveaux supérieurs en termes de taux d’intérêt compte-tenu de l’expansion des multiples de valorisation des actions américaines. La composante taux réel auraient dû augmenter, ce qu’on n’observe pas, contrairement à l’or qui semble bien évalué par rapport au marché actions. A vu du cycle économique, les taux d’intérêts réels devraient augmenter. Ce n’est pas le cas.
L’évolution du cours de l’or traduit-elle une incertitude sur les perspectives économiques ?
L’or surperforme le marché action en phase d’augmentation de la volatilité du cycle économique, et le sous-performe en période de modération. Ainsi l’arbitrage entre actions et or se résume à un pari structurel sur 5 ans : revenons-nous dans un cycle de modération économique (observé actuellement au vu de la volatilité de l’inflation et du PIB), ou revenons-nous en période de volatilité avec des cycles économiques courts ?
Le ratio Prix/Bénéfice (Price/Earnings) d’une action ou d’un marché ne reflète pas le potentiel de croissance économique mais le potentiel de certitude sur un certain niveau de croissance des profits. Si demain devient plus prédictible, alors les marchés actions seront ré-évalués à la hausse. Par exemple, les entreprises avec les price earnings les plus élevés ne sont pas les entreprises disposant de la croissance la plus forte mais les entreprises disposant de la meilleure stabilité de leur croissance. C’est cette relation qui permet d’interpréter l’arbitrage entre actions et or, sur des horizons de 3 à 5 ans.
Les multiples américains évaluent une croissance stable et positive de l’économie américaine tandis que les taux d’intérêt réels n’évaluent aucune croissance économique. L’or sous-performe les actions actuellement ce qui devrait se traduire par une hausse des taux d’intérêt réel. Il y a une contradiction étonnante.
L’or pourrait-il jouer un rôle central dans le système monétaire international ?
Le rôle de l’or dépend des besoins des citoyens pour s’approprier leur monnaie, son usage. En 1944, Keynes avait proposé un système de banque-or finalement mis à défaut par le système d’étalon-or qui s’est avéré être une rente américaine. Le dollar US permet en effet à l’économie américaine de générer un revenu supplémentaire équivalent à 2-3% de leur PIB (cf. « Exorbitant privilege » Hélène Rey et Pierre-Olivier Gourinchas), en raison de l’utilisation du dollar américain par les autres pays comme monnaie de réserve et comme référence des actifs sans risque. De ce fait, les Etats-Unis ont une balance externe de revenus en leur faveur, malgré une balance courante structurellement négative. Leur endettement génère du revenu supplémentaire ! C’est l’inverse en Europe. Accorder un rôle central de l’or comme monnaie de réserve/référence sans risque, priverait les Etats-Unis de cette rente de monnaie de réserve. C’est donc peu envisageable. Par ailleurs, la monnaie de réserve est celle qui permet les échanges commerciaux et transactions financières, il serait assez incommode de régler contrats et transactions en or…
Quels seraient alors les risques associés à un succès du vote par les suisses le 30 novembre ?
Si le vote suisse est un succès, ce n’est pas tellement le rôle de l’or qui sera renouvelé mais plutôt la disparition du franc suisse qui sera en jeu. La BNS serait alors la seule banque centrale à détenir une « monnaie quasi-or ». La monnaie pourrait alors perdre son utilité car les citoyens pourraient bien s’en détourner pour leur usage transactionnel. Les exportateurs suisses, les salariés et les consommateurs seront contraints de passer à l’euro par la réalité pratique, puisque le Franc aura une parité très volatile.
Il faut surtout étudier la problématique de l’indépendance monétaire. La stabilité des prix et l’indépendance des banques centrales sont des évènements concomitants, on en a conclu une causalité. Mais au final c’est la force des institutions, autorité monétaire, mais aussi pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, qui favorise la stabilité des prix, l’indépendance n’étant qu’un moyen. La Suisse repose la question de l’arbitrage entre contrôle démocratique, solidité des institutions et indépendance des banques centrales. La valeur de la monnaie passe par l’usage qui en fait par les citoyens, ils ont besoin de s’investir dans ce débat car une population peut se détourner de sa monnaie. On est encore très loin de cette situation. Mais ce qui est remarquable est que la banque centrale Suisse possède le meilleur « track record » sur les 100 dernières années en terme de stabilité des prix et de stabilité financière. Or, c’est en Suisse où les questions se posent. Cela montre la nécessité d’un débat vif à ce sujet dans d’autres endroits.
Le débat sur l’absence ou non de légitimité des banques centrales dans leurs politiques ne fait que commencer dans l’OCDE. En effet, un phénomène intéressant, visible surtout aux Etats-Unis, modérément en zone euro et peu en Suisse, concerne l’impact redistributif des politiques monétaires de Taux zéro. Quand les taux baissent, les épargnants voient la rentabilité de leur capital diminuer au profit d’autres objectifs comme l’emploi ou la stabilité monétaire. Dans le cadre de l’objectif de reflation de la Federal Reserve par exemple, il y un phénomène de redistribution : l’épargne devient sous-rémunérée et incite les agents économiques à se re-endetter et on voit que c’est surtout pour leur permettre de racheter leurs actions ou s’engager dans du private equity, du LBO… Or les classes populaires sont plus orientées « cash » (compte courants, comptes épargne, livrets, etc.) et moins portées sur les actifs plus risqués, les actions sont détenues majoritairement par les 10% voire 1% des plus aisés. Ce tour de passe-passe de redistribution des plus démunis au profit des plus aisés réalisé par les banques centrales est non-négligeable (En France 1% de moins sur le Livret A, c’est 2 Mds de revenus en moins pour les ménages) et il est réalisé sans mandat politique.
La Suisse pose donc la question de la légitimité du banquier central en termes de stabilité monétaire et financière, qui est un enjeu de premier ordre, mais aussi de son rapport avec la politique économique et fiscale qui est –elle- largement encadrée par le contrôle démocratique. Or, cet enjeu de second ordre tend à se substituer au premier. Janet Yellen et la Federal Reserve semblent d’ailleurs parfois se poser la question puisque l’effet d’une relance de l’emploi sur les classes populaires au moyen de l’assouplissement quantitatif n’est pas une certitude pour le board, alors que celui sur une redistribution accroissant les inégalités est sans appel.