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Contraintes de long-terme et objectifs économiques (Etude)

 

Résumé:

·        Quatre dynamiques apparentes de long-terme risquent d’exiger des réponses économiques nouvelles pour les pays développés et nous pousseraient à repenser les objectifs économiques pour ces pays ;

·        La première : une baisse de la croissance de la productivité globale des facteurs dans les pays développés ;

·        La deuxième : une évolution technologique qui semble peu génératrice de croissance et qui pourrait favoriser la hausse des inégalités ;

·        La troisième : la démographie, particulièrement le vieillissement de la population ;

·        La quatrième : la contrainte écologique.

 

 

Toute véritable politique économique doit d’abord définir clairement ses objectifs et ainsi nécessiter une réflexion sur les objectifs sociaux qui incluraient des éléments éthiques, moraux, philosophiques, matériels. C’est que l’économie n’est pas une fin en soi, mais un moyen.

Toutefois, les contraintes économiques nous éclairent sur les objectifs économiques possibles, sur les arbitrages à faire, et sont donc parties intégrantes (mais bien sûr pas uniques) dans cette démarche qui vise à définir nos objectifs sociaux, et, en conséquence, les objectifs économiques pour les atteindre. Nous faisons aujourd’hui face à quatre phénomènes durables qui doivent être intégrer dans la détermination de nos objectifs économiques et sociaux.

 

Les constats

Constat 1 : baisse de la croissance de la PGF

Le premier constat repose sur l’observation de la baisse de la croissance de la productivité globale des facteurs (PGF)[1] dans les économies développées. L’économiste Robert Gordon (2014, 2015a, 2015b) avance notamment que la troisième révolution industrielle (celle de l’électronique et du numérique) a probablement un potentiel de croissance de la productivité bien plus faible que celui de la deuxième révolution industrielle (celle de l’électricité, du moteur à combustion interne, du téléphone, de la radio, de l’ingénierie chimique, du progrès contre les maladies infectieuses…)[2].

Il montre ainsi que la croissance en rythme annuel de la PGF aux États-Unis qui était de 2,17 % de 1920 à 1950 puis de 1,79 %  de 1950 à 1972 a décru pour atteindre 0,52 % et 0,54 % sur les périodes 1972-1996 et 2004-2014. Entre 1996 et 2004, la croissance de la PGF a certes connu un rebond à 1,43 % du fait des nouvelles technologies, mais selon lui ce phénomène a peu de chances de se reproduire. De manière un peu schématique, les nouvelles technologies ont permis d’accélérer des tâches routinières dans le tertiaire avec la popularisation massive du micro-ordinateur et d’améliorer l’efficacité des chaînes d’approvisionnement en particulier dans la distribution. Ceci a augmenté de manière significative la productivité.

Seulement, du moins aux États-Unis, cette phase est en grande partie terminée. La deuxième révolution industrielle – qui fut particulièrement longue et a permis l’accès, au plus grand nombre, à l’eau potable, à l’électricité ou à la voiture – s’est d’une certaine manière arrêtée sur la période 1972-1996. À cet instant, le progrès venait d’améliorations plus faibles en termes de hausse du niveau de vie. Les machines et le changement des processus de production étaient dans une phase bien moins révolutionnaire que celles observées à l’époque d’Henry Ford, par exemple. La révolution numérique semble avoir revigoré le potentiel d’innovations mais pour un temps court, avec un déclin déjà visible en ce qui concerne la création de start-ups et d’entreprises jeunes à forte croissance.

Constat 2 : technologie peu génératrice de croissance et créant des inégalités

Pour reprendre une phrase citée par Gordon (2015b) : « Cette industrie qui emploie tous ces ingénieurs, et qui possède toutes ces usines et vendeurs, a besoin que vous jetiez vos vieux trucs et que vous achetiez de nouveaux trucs – même si ces derniers sont seulement légèrement améliorés ».  Si l’hypothèse de faible croissance de la productivité reste sujette à débat, elle n’en reste pas moins plausible pour les pays développés car susceptibles de limiter la croissance du PIB par habitant. Il nous faut donc intégrer cette perspective pour définir nos objectifs.

Les nouvelles technologies, qui ne garantissent pas une forte croissance de la productivité, peuvent générer des inégalités. On observe, tout d’abord, une destruction des emplois de qualifications intermédiaires du fait des nouvelles technologies[3], ce qui tend à éroder les revenus d’une partie de la classe moyenne[4], en parallèle d’un accroissement de la prime aux hautes qualifications.

·        En France, on observe que la corrélation entre les scores aux tests PISA de lecture et un index d’origine socio-économico-culturelle est la plus élevée de tous les pays de l’OCDE[5]. En présence d’une forte prime aux qualifications, cette corrélation peut, plus même qu’entretenir les inégalités de intergénérationnelles voire les accentuer.

·        Les nouvelles technologies peuvent également créer des inégalités car les effets de type « the winner takes all » y sont très présents. Ce qui génère des monopoles et donc des rentes qui peuvent générer de l’inefficacité et peut renforcer le pouvoir des plus riches via des processus politiques[6].

·        Enfin, une inégalité marquée peut potentiellement générer un niveau de production plus faible via une plus faible demande agrégée.

Constat 3 : Le vieillissement de la population

Le vieillissement de la population jouera négativement sur la croissance du PIB par habitant. Ce sujet a été abordé en détail dans un de nos précédents articles[7]. La logique peut être résumée par le fait que le vieillissement réduit le ratio population en âge de travailler sur population totale, ce qui réduit mécaniquement le PIB par habitant en l’absence d’augmentation de la productivité, d’augmentation du taux d’emploi de la population en âge de travailler, et / ou d’augmentation du nombre d’heures travaillées par personnes employées.

Comme noté dans Gordon (2014) d’autres facteurs démographiques peuvent aussi avoir un impact négatif sur la croissance du PIB par habitant. En effet, les taux de croissance moyens élevés au cours du XXème siècle sont aussi le fruit d’un plus fort taux de participation des femmes, notamment permis par le progrès technologique et les évolutions sociales, et de la démocratisation de l’éducation. Le premier facteur augmente le ratio nombre de travailleurs sur population totale, et a notamment permis de maintenir une croissance du PIB par habitant élevée aux États-Unis au cours de la période 1950-1972, malgré le ralentissement de la croissance de la productivité. Le second augmente les qualifications et donc la productivité de la main d’œuvre. Pour le premier facteur, il est certainqu’il va jouer moins sur la croissance future. Pour le second, il est probable que son impact positif soit moindre. On retrouve, comme pour la technologie, l’idée de rendements décroissants.

Constat 4 : Les contraintes environnementales

Enfin, les contraintes environnementales joueront forcément du fait de la problématique du réchauffement climatique et des ressources limitées pour une population mondiale qui devrait atteindre neuf milliards d’habitants à l’horizon 2050, avec un niveau de vie pour les pays en développement plus élevé et donc potentiellement une demande plus forte. Notamment, sur l’aspect énergétique on peut considérer que remplacer des voitures au diesel par des voitures électriques est une source de progrès, notamment du fait de la réduction des impacts négatifs sur l’environnement. Mais on remplace finalement une source d’énergie par une autre. Ce n’est pas le « remplacement » du cheval par le moteur à combustion qui a décuplé l’énergie disponible et permis les progrès spectaculaires qu’on sait. En termes de niveau de vie les gains existent, du fait de la réduction d’externalités négatives (la pollution) mais ont peu de chances de se matérialiser en gains matériels mesurés par le PIB.  

 

Quelles conséquences ?

Les facteurs présentés ci-dessus suggèrent une croissance future du PIB par habitant plutôt faible. On peut tout d’abord relativiser. Une croissance faible pour Haïti implique forcément que le niveau de vie y restera dramatiquement faible (en 2014, le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat y était de 1 731,8 USD contre 38 847,5 USD pour la France, selon la Banque Mondiale).

Pour un pays développé, comme la France ou les États-Unis, une croissance du PIB par habitant faible, c’est seulement dire que le niveau de vie moyen y restera élevé et augmentera mais seulement légèrement d’années en années. Ce n’est en rien une catastrophe, en tout cas pas d’un point de vue économique. Notons, par exemple, que durant les trente glorieuses, qu’on nous présente souvent comme un âge d’or, le PIB par habitant était bien plus faible qu’aujourd’hui. En 1970, il était environ deux fois plus faible qu’aujourd’hui (voir graphe ci dessous).

Figure 1- Evolution du PIB par habitant en France prix chainés en euros base 2010 (sources : INSEE, BSI Economics)

Évidemment, on pourrait souhaiter un niveau de vie matérielle plus élevé et il existe des moyens d’y parvenir : un système éducatif plus efficace pour la France, une meilleure adéquation entre formation et compétences demandées sur le marché du travail, un marché de l’emploi plus efficace avec un accompagnement en terme de formation qui permette une augmentation du taux d’emploi. Et il est sans aucun doute possible d’améliorer différents aspects de la vie matérielle sans toutefois augmenter les dégâts écologiques, même si la présence de ces derniers doit très probablement nous amener à souhaiter une croissance du PIB par habitant moins élevée sur certaines de ces composantes[8].

En revanche, une faible croissance du PIB par habitant pose certaines questions :

·        Une première est celle des inégalités si nous pensons que le problème principal n’est pas le niveau moyen aujourd’hui mais sa répartition. Dans un environnement de croissance forte, la question de la répartition est moins problématique d’un point de vue politique. En effet, il est plus facile d’augmenter la redistribution quand le niveau de vie moyen s’élève car on peut théoriquement augmenter la situation des ménages plus pauvres sans détériorer celle des plus riches. Dans le cas extrême d’une croissance nulle, au contraire, il faut forcément réduire le niveau de vie des ménages les plus riches pour augmenter celui des plus pauvres.

·        Une seconde est celle du chômage. Si nous pensons, par exemple, que le travail est vecteur d’intégration, d’appartenance sociale, alors la redistribution des revenus – en dehors même des effets incitatifs – n’est pas le seul objectif social et un faible taux de chômage peut constituer un objectif indépendamment du niveau de revenu de chacun[9]. Le problème est que jusqu’à présent les réductions de chômage sont liées à des taux de croissance forts. La question du « comment réorganiser notre marché du travail pour qu’il génère peu de chômage même avec une croissance faible ? » se pose donc avec insistance si un chômage faible constitue un objectif en soi. Elle peut entraîner aussi des modifications dans notre vision de l’organisation sociale, notamment du fait que cette dernière est une composante essentielle du bien-être en dehors des aspects matériels. Cela nous ramène au fait que le PIB est une mesure très imparfaite et très limitée du bien-être, car très matérialiste[10].   

·        Une troisième question est celle des retraites. Le problème des retraites serait, si la structure de consommation des personnes âgées était similaire à celle des jeunes, le même que celui du PIB par habitant. Comme nous l’avons vu, dans ce cas le vieillissement tend à faire baisser le PIB par habitant. Si l’on veut maintenir le même niveau de PIB par habitant, il faut que les autres composantes de ce dernier compensent l’effet négatif du vieillissement. Le problème est toutefois plus complexe car la structure de demande et d’épargne des personnes âgées est très différente de celle des jeunes. En particulier, leurs besoins en services à la personne ou médicaux, intensifs en main-d’œuvre (faiblement productifs) et dont la croissance de la productivité est a priori faible, posent un problème plus important.

Si les retraités ont besoin d’une quantité importante de services à faible productivité pour avoir un niveau de vie satisfaisant et qu’en proportion leur nombre augmente fortement, alors cela implique qu’il faudra, pour satisfaire ce niveau de vie, réallouer une quantité importante de travailleurs du secteur productif vers le secteur à faible productivité. Mais cela aura un effet négatif important sur la production des autres types de biens et donc sur la quantité qui pourra en être consommée. On peut donc s’attendre un effet négatif sur le niveau de vie des actifs par exemple si la croissance de la productivité dans au moins un des deux secteurs n’est pas assez forte. Dis autrement, une demande qui se réoriente vers des biens à faibles productivités est une demande qui coûte plus cher en travail (qui est, en plus, la ressource qui se raréfie dans les économies vieillissantes).

De ce fait, le vrai défi de la croissance, afin de maintenir un certain niveau de vie, serait peut-être du côté de ces secteurs à faible productivité et dont la demande devrait croître fortement. Dans ce cas, elle est sans doute plus difficile à définir mais passe par une meilleure adaptation de l’habitat et de l’organisation des espaces de vie. Il est certain aussi que l’exposé ci-dessus renforce l’argument en faveur des mesures préventives.

Enfin, et c’est un point essentiel, si la productivité dans ces services augmente peu, il faudra former un nombre important de personnes afin de les effectuer. Certains demandent une forte qualification qui doit être anticipée car la formation peut être longue. Surévaluer la croissance de la productivité dans ces secteurs pourraient mener à ne pas former assez de personnes avec des conséquences potentiellement très négatives sur le bien-être.      

 

Conclusion

Une croissance faible – matérialisée notamment par une faible croissance de la PGF – pose, plus fortement la question des inégalités, d’autant plus quand l’évolution technologique tend à impacter négativement la classe moyenne. Elle peut aussi nous pousser à repenser notre marché du travail, ou notre organisation sociale, de manière plus radicale si l’on ne peut plus compter sur une forte croissance pour résorber le chômage.

Le vieillissement entraîne, par ailleurs, une réallocation de la demande vers des secteurs à faible productivité, et donc chers en travail, qui, en plus d’appeler à des mesures d’amélioration de la productivité et de formations de la main-d’œuvre, risquent de reposer les arbitrages de niveaux de vie entre générations. Enfin, la contrainte environnementale nous pousse à repenser différemment au progrès matériel.  

 

Références

Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat, Productivity Trends from 1890 to 2012 in advanced country, Document de travail de la banque de France n°475, Février 2014.

Gilbert Cette, Croissance de la productivité : quelles perspectives pour la France, 26 septembre 2013.

Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015.

Célia Garcia-Peñalosa, Patrick Artus et Pierre Monhen, Redresser la croissance potentielle de la France, note du CAE n°16, 2014.

Robert Gordon, The Demise of U.S. Economic Growth: Restatement, Rebuttal, and Reflections, Working Paper, Janvier 2014.

Robert Gordon, Secular Stagnation: A Supply-Side View, American Economic Review: Papers & Proceedings, 105(5):54-59, 2015a.

Robert Gordon, Secular Stagnation on the Supply Side: U.S. Productivity Growth in the Long-Run, Digiworld Economic Journal, 2015b.

OCDE, Overview of Structural Reform Actions in the Policy Areas Identified as Priorities for Growth, Going for Growth Interim Report, 2014.

Joseph Stiglitz, La Grande Fracture, Les Liens qui Libèrent, 2015.

 

 


[1] Voir Bergeaud et al. (2014) .

[2] Notons que les thèses de Gordon sont liées à la stagnation séculaire mais du côté de l’offre qui est l’approche que nous étudions ici. Il existe un aspect demande et les deux jouent sans aucun doute de concert. Voir cet article sur BSI Economics.

[3] Avec une interaction possible avec la mondialisation.

[4] Voir Cohen (2015).

[5] OCDE(2014) figure 1.8 p.33.

[6] Voir Stiglitz (2015), et en particulier sur les nouvelles technologies et monopoles p.109 à 116. Pour une vue tranchée sur l’accord transatlantique de commerce dans une vaine similaire voir cet article.

[8] Par exemple, en supprimant des normes environnementales, on pourrait peut-être augmenter la quantité de voitures par habitant et augmenter la production. Mais ce n’est sans doute pas souhaitable, étant donné les défis liés à l’environnement, notamment le changement climatique. En revanche, des systèmes de chauffage plus efficaces et une meilleure isolation peuvent permettre une amélioration du niveau de vie (notamment pour les ménages les plus pauvres) sans contribuer, bien au contraire, à la dégradation de l’environnement.  

[9] Qui pourrait augmenter, par ailleurs, du fait d’une réduction du chômage.

[10] Voir par exemple le rapport Fitoussi-Sen-Stiglitz.