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L’analyse économique ne se limite pas au seul marché

Résumé:

– L’étude économique ne se limite pas à la seule analyse des marchés ;

– Les phénomènes qui se passent « en dehors » de celui-ci sont pertinents pour l’analyse économique ;

– Ils peuvent avoir un impact large, que ce soit sur les variations du cycle économique ou sur le financement et l’efficacité de programmes sociaux par exemple.

La presse économique s’intéresse souvent à des phénomènes de marché[1](vente d’automobiles, d’avions, commerce international, évolution de la part d’un secteur dans le PIB…). Il y a plusieurs raisons à cela. Une première, évidente, est que les économistes étudient en majorité ce qui se passe sur les marchés. Une seconde est également que le marché est plus facilement visible, mesurable. On y observe des prix, des quantités. De plus, les obligations administratives, comptables et fiscales impliquent que beaucoup des transactions qui s’y effectuent sont enregistrées quelque part.

Il est intéressant de remarquer que des économistes tels qu’Adam Smith (1723-1790) ont commencé à s’intéresser au marché à une époque où celui-ci était moins prévalent qu’il ne l’est aujourd’hui. Ce biais s’est, d’une certaine manière, perpétué. Cependant, il existe une recherche dynamique sur les mécanismes économiques qui ont lieu en dehors du marché. Ces derniers sont intéressants car ils interagissent avec le marché, le modifient, sont modifiés par lui et ont également une autonomie propre. Ils peuvent notamment compenser l’absence de certains marchés. Par exemple, la famille est une entité qui peut combler l’absence de certaines assurances privées. L’exemple le plus évident est celui d’époux mettant leurs revenus en commun. Dans ce cas, si l’un des membres perd son emploi, le fait que l’autre perçoive encore un revenu joue un rôle d’assurance chômage partiel[2].

Si l’économie se limitait au seul marché alors l’on pourrait presque affirmer (en exagérant quelque peu) qu’il n’y avait point d’économie avant la révolution industrielle. Bien sûr, il existait des marchés mais une grande partie de l’activité économique des hommes était séparée de ceux-ci[3]. Il n’empêche qu’il existait, d’une manière ou d’une autre, des processus de production, d’échange, d’assurance… Aujourd’hui où la vie économique est étroitement liée à différents marchés, il n’en reste pas moins que ce qui se passe en dehors du marché constitue une partie importante de la vie économique.

Le meilleur moyen de s’en convaincre est de relire le premier paragraphe de l’article fondateur de Gary Becker A Theory of the Allocation of Time (1965). Il y expose un fait difficilement réfutable : même une semaine de travail de quatorze heures par jour et six jours par semaine laisse la moitié du temps libre pour des activités tels que le sommeil, le loisir… En général, les citoyens des économies développés travaillent bien moins de soixante-dix heures par semaine et six jours par semaine. La diminution du temps de travail annuel des cinquante dernières années[4]a mécaniquement augmenté la part de ce temps libre.

Dans cet article, nous présentons différents exemples montrant en quoi ce temps « hors-marché » modifie l’analyse économique et l’enrichit. Nous illustrons également son importance économique.

 

Production domestique et PIB

Ce temps « hors-marché » peut être utilisé en particulier dans le cadre de la production domestique : faire le ménage, la cuisine, réparer son logement… Cette activité est par définition économique. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer qu’une heure de ménage achetée auprès d’un prestataire de service a un coût en euros. Cette dernière est enregistrée dans le PIB. Or si un membre d’une famille effectue ces différentes tâches, elles ne seront, au contraire, pas incluses dans le PIB. Elles ne rentreront pas dans le cadre du marché, ne seront pas enregistrées dans celui-ci. Il n’en reste pas moins que dans ce processus un service (similaire à celui qu’on pourrait acheter sur un marché) a été créé.

Le temps passé à effectuer des tâches domestiques n’est donc pas neutre d’un point de vue économique. La mesure la plus utilisée pour mesurer la production totale d’un pays, le PIB, est donc une mesure sous-évaluée. Par exemple, une étude de l’INSEE évalue la valeur de ce travail domestique entre 15% et 71% du PIB[5]. Même la mesure la plus basse (15%) reste une valeur non négligeable qui donne une indication, par exemple, sur la taille potentielle d’un marché tel que celui de l’aide à domicile. 

Cela peut avoir d’autres conséquences importantes sur les analyses économiques. Imaginons, par exemple, un cas hypothétique de deux pays A et B avec des PIB par habitant respectifs de 100 et 110. À première vue B est plus riche que A. Mais si dans le même temps la production domestique dans A est de 20 et celle de B est de 5, alors, en fait A est plus riche que B.

De manière plus concrète, dans un article de 2008, House, Laitner et Stolyarov (2008) tententde comprendre dans quelle mesure la croissance du PIB aux États-Unis entre aujourd’hui et il y a cinquante ans pourrait être surévaluée par rapport à l’augmentation du bien-être. En effet, cette période a vu une augmentation de la participation des femmes au marché du travail. Étant donné qu’elles effectuaient auparavant un ensemble de tâches domestiques larges, il est possible qu’une partie de l’augmentation du PIB mesurée soit seulement due au fait qu’une partie de la production domestique soit passée dans le domaine marchand (ne contribuant ainsi pas à une augmentation du bien-être). Par exemple, une femme entrant sur le marché du travail qui s’occupait de ses enfants à plein temps peut désormais faire appel à une baby-sitter ou à une garderie. Le PIB augmentera du montant du salaire de la femme entrant sur le marché du travail. Mais il augmentera aussi du fait qu’un service précédemment non enregistré dans le PIB (s’occuper de ses enfants) est désormais rentré dans le cadre du marché (services de garderie ou de baby-sitting). Or ce deuxième effet n’augmente pas la production d’un pays (cette production existait déjà mais n’était pas enregistrée). C’est une simple substitution d’une production non enregistrée, car non marchande, vers une production marchande. Les auteurs évaluent à 2,5%, la part du PIB de 1999 qui se serait trouvée dans la production domestique en 1959. Ceci suggère donc qu’une partie de l’augmentation du PIB sur cette période n’a pas participé à une augmentation de bien-être. En effet, une partie de cette augmentation est due au fait qu’une production précédemment non enregistrée dans le PIB est rentrée dans le cadre du marché. Ce phénomène augmente seulement artificiellement la production d’un pays.

 

Production domestique et Dépenses

La perspective de la production domestique a, par ailleurs, permis d’expliquer certaines régularités empiriques. Il a par exemple été observé que les agents réduisent fortement leurs dépenses à leur entrée en retraite.  Cette observation est a priori en contradiction avec la théorie du cycle de vie, qui suggère que les individus devraient désirer lisser leur consommation au cours du temps. Ce fait empirique serait particulièrement problématique si les agents anticipent une pension de retraite plus élevée que leur pension de retraite effective. En effet, si un individu décide de partir en retraite à une période t parce qu’il pense avoir une retraite suffisante mais se rend compte, ensuite, qu’il doit diminuer ses dépenses car sa pension de retraite effective est plus faible que prévue, on se retrouve dans une situation largement sous-optimale. Cette situation peut, par exemple, suggérer une intervention publique pour mieux informer les individus sur le montant futur de leur retraite.

Or Mark Aguiar et Erik Hurst (2005 et 2007) ont montréque cette observation pouvait s’expliquer en grande partie par le fait que les retraités passent plus de temps à effectuer des dépenses de consommation et augmentent leur production domestique. Notamment les retraités ayant plus de temps libre tendent à payer moins cher pour le même type de bien, usant de manière plus intensive l’ensemble des promotions d’un même magasin. De plus, ces auteurs ont montré que, malgré la diminution des dépenses de nourriture à l’âge de la retraite, ni la qualité et ni la quantité de nourriture consommée ne diminuaient à l’entrée en retraite. On voit donc que prendre en compte la production domestique (un phénomène « hors-marché ») permet d’expliquer certaines observations empiriques.

 

Production domestique et Cycle Économique

Ce qui se passe en dehors du marché peut de même avoir un impact sur le cycle économique. Notamment, plusieurs travaux ont montré que certains phénomènes, que des modèles de cycle classique ne pouvaient reproduire, pouvaient être expliqués une fois la production domestique prise en compte[6].

Ce type d’approche au niveau macroéconomique semble être validé au niveau microéconomique par les travaux récents d’Aguiar, Hurst et Karabarbounis (2011) montrant que durant la grande récession, aux États-Unis, une partie non négligeable du temps « libre » supplémentaire a été utiliséepour augmenter la production domestique.Notamment, ils montrent que 30% du temps de travail détruit au cours de la récession a été alloué à la production domestique. Ce chiffre n’est pas négligeable et démontre que la production domestique réagit au cycle économique. Par ailleurs, celui-ci informe que la baisse de dépenses lors d’une récession est en partie compensée par une augmentation de la production domestique. La production domestique joue donc un rôle partiel d’assurance contre les chocs.

 

Aide Informelle et Vieillissement

Dans nos sociétés vieillissantes, une des questions fondamentales est la capacité des individus à faire face aux problèmes liés à l’âge et notamment à la perte de mobilité. Si dans un pays les solidarités familiales sont fortement développées alors l’État ou les marchés peuvent avoir un rôle moindre à jouer dans l’aide à apporter aux personnes âgées. Ceci est notamment important afin d’évaluer les coûts liés au vieillissement en termes de finances publiques, par exemple. Ce type de phénomène peut aussi engendrer des coûts économiques directs et indirects. En effet, une personne peut quitter son travail pour s’occuper d’un parent malade. Elle peut également être contrainte à consacrer moins de temps à l’éducation de ses enfants, ce qui peut se traduire par une baisse du capital humain dans le futur par rapport à son niveau potentiel.

Par exemple, on pourrait penser, du fait du vieillissement, que le nombre de personnes en maison de retraite augmentera fortement. Lakdawalla et Philipson (2002) mettent en avant un effet qui peut modifier cette conclusion : le fait que l’augmentation de la longévité peut être accompagnée d’une réduction du veuvage (en réduisant les différences de longévité entre hommes et femmes).

En effet, une augmentation de la longévité masculine réduit le nombre de veuves et, mécaniquement, augmente le nombre de personnes âgées vivant en couple. Or un conjoint peut fournir une aide informelle à une personne ayant des problèmes de mobilités par exemple. Ce phénomène semble se confirmer que ce soit au niveau micro ou macro. La présence d’un époux ou d’une épouse semble réduire de moitié la probabilité d’entrée en maison de retraite. De même, l’augmentation du ratio homme-femme a un impact négatif sur le nombre de personnes en maison de retraites[7]

Ceci est important par exemple pour évaluer le coût futur de la dépendance. Si l’augmentation de la longévité augmente la probabilité d’être en couple alors ne pas prendre en compte cet effet résulterait en une sur-évaluation du coût de la dépendance (par exemple pour l’État en présence d’un système d’assurance publique). De manière plus large, ne pas prendre en compte les solidarités familiales et leur évolution risquent de biaiser (à la hausse ou à la baisse) l’évaluation des coûts éventuels liés au vieillissement. 

 

Conclusion

La manière dont les individus allouent leur temps libre, la manière dont les assurances familiales fonctionnent, les phénomènes d’échange plus largement… peuvent avoir des conséquences importantes sur l’économie. Ces phénomènes, qui ont lieu d’une certaine manière en dehors du marché, sont étudiés par les économistes. Notamment car ils sont liés aux domaines qu’on associe peut-être plus souvent à l’économie : financement des programmes sociaux, variations du cycle économique, marchés d’assurance… Par exemple, les solidarités familiales peuvent compenser l’absence ou le mauvais fonctionnement de marchés d’assurance classiques soumis aux problèmes d’aléa moral ou d’anti-sélection.

Ceci constitue un domaine important d’étude, fondamental pour la compréhension des phénomènes économiques qui nous entourent. Les études présentées précédemment[8]montrent en particulier que les effets des phénomènes « hors-marché » peuvent être économiquement larges d’où l’importance de les étudier et de les prendre en compte.

 

 

Références

– Mark Aguiar, Erik Hurst, Consumption versus Expenditure, Journal of Political Economy, vol 113(5), p919-948, octobre 2005.

– Mark Aguiar, Erik Hurst, Life-Cycle Prices and Production, American Economic Review, vol 97(5), p1533-1559, décembre 2007.

– Mark Aguiar, Erik Hurst, Loukas Karabarbounis Time Use During Recessions, NBER Working Papers 17259, 2011. (aussi publié sur l’American Economic Review, 2013)

– Gary Becker, A Theory of the Allocation of Time, The Economic Journal, vol 75, N299, p493-517, 1965.

– Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, 2008, Première édition 1985.

– Jonas Fisher, Why Does Household Investment Lead Business Investment over the Business Cycle, Journal of Political Economy, vol 115, p141-168, 2007.

– Christopher House, John Laitner, Dmitry Stolyarov, Valuing Lost Home Production of Dual Earner Couples, International Economic Review, vol 49(2), p 701-736, 2008.

– Darius Lakdawalla et Thomas Philipson, The Rise in Old-Age Longevity and the Market for Long-Term Care, American Economic Review, vol 92(1), p 295-306, mars 2002.

 

Notes:

[1] Un marché est un lieu où l’offre et la demande d’une marchandise se rencontrent et donnent lieu à un échange. Plus particulièrement, nous entendrons par « marchés », ici, ceux où l’échange d’un bien ou d’un service s’effectue contre une somme d’argent.

[2] Prenons, par exemple, le cas d’époux ayant initialement le même revenu y et qui décident (quoi qu’il arrive) de mettre leurs revenus en commun et de partager cette somme en deux parts égales. C’est-à-dire, le revenu total du ménage et 2*y et chaque époux peut disposer de la moitié de ce revenu, i.e. chacun a le droit de consommer y. S’il n’y avait pas cet accord entre les deux, la situation initiale serait identique, chacun pouvant consommer y. Imaginons, pour simplifier, que si un des époux perd son emploi le revenu est de 0. S’ils n’étaient pas mariés chacun des époux ferait face à un risque de passer d’un revenu de y à un revenu de 0, soit une variation de y-0 = y. (On suppose qu’un seul des époux peut perdre son emploi mais qu’initialement il est impossible de savoir lequel perdra son emploi.) Avec l’accord, si un seul des époux  perd son emploi le revenu total du ménage sera de y et chacun pourra disposer de la moitié de ce revenu soit y/2. Chaque époux pris individuellement fait désormais face à un risque de passer d’un revenu de y à un revenu de y/2, soit une variation de y-y/2 = y/2. Dans ce cas, on voit que le mariage joue bien un rôle d’assurance. Il est à noter que le marché de l’assurance chômage est a priori fortement sujet au problème classique de l’aléa moral.

[3]Il est à noter qu’il existait bien de grands marchés type foires. Cependant, une grande partie des hommes n’avait aucun lien avec ceux-ci. Pour s’en convaincre, lire par exemple La dynamique du capitalisme de Fernand Braudel. Pour le citer, « économie de marché et capitalisme – sont, jusqu’au XVIIIème siècle, minoritaires, […] la masse des actions des hommes reste contenue dans l’immense domaine de la vie matérielle. ». 

[4]Voir par exemple http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1273#inter1.

[5]Voir http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1423#inter1.

[6]C’est notamment le cas de Fisher (2007) qui introduit un modèle de cycle réel avec production domestique pour expliquer pourquoi l’investissement des ménages précède celui des entreprises.

[7]Lakdawalla et Phillipson montrent qu’une augmentation de 10 points de pourcentage du ratio homme-femme réduit le nombre de résidents en maison de retraite de 16%.

[8]Qui ne représentent qu’une petite partie des études sur le sujet et qui par exemple ne comprennent pas les marchés informels.