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L’apport des docteurs en économie aux géants du Web (Policy Brief)

Utilité de l’article : Les grandes firmes technologiques sont aujourd’hui confrontées à des tâches dont le traitement requiert des compétences particulièrement développées par les docteurs en économie. Les géants américains du web l’ont compris et recrutent à tour de bras à la sortie des écoles doctorale des départements d’économie. 

Résumé :

  • Partout dans le monde, le doctorat est fortement valorisé par les entreprises tandis que la France fait office d’exception en continuant de privilégier le recrutement et la plus forte rémunération des diplômés des grandes écoles ;
  • Les États-Unis procèdent à l’inverse, et un champ disciplinaire du doctorat intéresse de plus en plus les géants du Web : celui de l’économie ;
  • L’article identifie trois compétences propres à la discipline qui sont fortement prisées par les entreprises du numérique.

 

Les universités américaines supplantées par les employeurs du web

Amazon emploie désormais davantage d’économistes dotés d’un doctorat que n’importe quelle université américaine. L’attrait pour ces profils hautement qualifiés gagne de nombreuses firmes technologiques dont Airbnb, eBay, Facebook, Google, Groupon, Microsoft, Netflix et Uber.

Le recrutement de chercheurs en économie peut s’avérer extrêmement rentable. C’est le cas d’eBay, dont trois économistes ont constaté que les 50 millions de dollars de budget alloué chaque année aux campagnes publicitaires sur Google et Bing offraient dans l’ensemble un rendement négatif [1]. Ces économistes n’ont pas seulement soulevé le problème. Ils l’ont résolu en recommandant de cibler davantage la publicité en ligne sur les clients peu fréquents et les requêtes internet ne comportant pas le nom de l’entreprise.

La préoccupation d’un ciblage publicitaire pertinent n’est pas nouvelle. Au XIXe siècle déjà, le richissime John Wanamaker, fondateur des premiers grands magasins de Philadelphie, déclarait : « La moitié des sommes que je dépense en publicité l’est en pure perte. Le problème est que je ne sais pas de quelle moitié il s’agit ».

On trouve un exemple similaire du côté des annonceurs. Les revenus de Yahoo! ont augmenté de plusieurs millions de dollars grâce au travail de deux économistes pour affiner la tarification des mots-clés composant les requêtes des internautes [2]. Il leur a suffi d’appliquer des résultats théoriques, connus depuis plusieurs années par le milieu académique, sur le thème des enchères.

Durant leur thèse, les économistes développent de nombreux savoir-faire qui suscitent aujourd’hui l’intérêt des entreprises liées aux nouvelles technologies. Trois compétences propres au champ disciplinaire séduisent particulièrement les recruteurs du secteur.

 

Faire parler les données

D’une part, la capacité de « faire parler » les données, en allant au-delà des corrélations empiriques, pour identifier des liens de cause à effet. Cette aptitude captive les firmes de la Silicon Valley dont les décisions sont davantage orientées par l’interprétation de données que par des critères subjectifs. Elle complémente la palette de traitement offerte par les statisticiens et experts en mégadonnées. Si l’apprentissage automatique (« machine learning ») s’avère un excellent outil de prédiction, il l’est moins quand il s’agit de fournir une analyse contre-factuelle. En conduisant des expérimentations adéquates, les économistes sont capables de répondre à des questions hypothétiques, comme le fait d’estimer ce qu’il se serait passé si la version d’entrée de gamme d’un produit n’avait pas été mise sur le marché. Ou encore, de déceler l’innovation la plus prometteuse avant même d’engager les activités de recherche et développement. Les scénarios à tester sont innombrables. C’est la raison pour laquelle chaque année Amazon recrute plus d’une centaine de docteurs en économie [3].  

 

Analyser les interactions stratégiques

D’autre part, les économistes savent particulièrement bien analyser les interactions stratégiques en fonction de l’environnement informationnel. Cela leur permet de mieux structurer une offre et d’adapter un service aux conditions de marché, ce qui explique la perpétuelle modification de l’interface utilisateur des sites ou des applications mobiles de firmes comme Airbnb, Facebook, Groupon et Uber. Cette aptitude leur offre également l’opportunité d’étudier les effets de réputation, et de travailler pour des sites de notation comme Expedia, TripAdvisor ou Yelp.

 

Distinguer les effets de court et de long terme

Enfin, les doctorants en économie sont rompus à l’exercice de distinction des effets de court et de long terme, qui peuvent parfois s’opposer. Cette compétence est particulièrement utile pour paramétrer les algorithmes d’aide à la décision qui exécutent à fond le travail pour lequel ils sont programmés, mais en ignorant tout ce qui n’est pas spécifié. Prenons l’exemple simple d’une entreprise d’import qui souhaite acheter des produits à bas prix en Chine pour les revendre en France. Il est aisé de mettre au point un algorithme capable de détecter en amont les articles susceptibles de se vendre le plus. Avant de se lancer dans l’opération, il convient toutefois de se soucier de la qualité des produits importés. Sans quoi, après avoir réalisé l’objectif à court terme de vente, la firme s’expose à long terme à un taux de retour de marchandise étonnamment élevé. Pour éviter ce désagrément, il suffit d’adjoindre au modèle une variable qui vérifie la notation de l’article sur des sites comme Amazon. Diverses entreprises continuent d’utiliser des services destinés à maximiser le nombre de cliques sur un lien, sans tenir compte de l’objectif à plus long terme de garder des consommateurs satisfaits de leur expérience sur le site. La situation est parfaitement résumée par Susan Athey, professeure d’économie à Stanford et ancienne chef économiste à Microsoft : « au sein de l’entreprise, les docteurs en économie sont bien plus sensibles aux enjeux de long terme que les ingénieurs »[4].

 

Insertion professionnelle en France

En France, le monde de l’entreprise reste trop peu attiré par ces profils. Même si les docteurs issus des sciences économiques et de gestion n’ont pourtant pas à se plaindre. Car, selon le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, c’est dans cette discipline que le salaire médian un an après la thèse est le plus élevé (voir Tableau 1). Le taux d’emploi en contrat à durée indéterminée des docteurs en sciences économiques et gestion est également très honorable puisqu’il est le deuxième plus élevé, juste derrière les sciences et technologies de l’information et de la communication (STIC).

 Tableau 1 : Salaire mensuel net et proportion d’emploi stable après l’obtention du doctorat

Discipline

Salaire mensuel net médian
à 12 mois

Emplois stables
à 36 mois

Sciences de la société

2200

75%

Sciences économiques et de gestion

2333

81%

Sciences juridiques et politiques

2083

75%

Sciences sociales, sociologie, démographie

2167

64%

Sciences et leurs interactions

2100

72%

Mathématiques et leurs interactions

2083

76%

Physique

2000

66%

Sciences de la terre et de l’univers, espace

2000

50%

Chimie et sc. des matériaux

2000

60%

Sciences pour l’ingénieur

2200

77%

Sciences et TIC

2250

84%

Sciences du vivant

2083

53%

Biologie, médecine et santé

2100

53%

Sciences agronomiques et écologiques

1900

50%

Sciences humaines et humanités

2083

74%

Langues et littératures

2200

78%

Philosophie et arts

2000

78%

Histoire, géographie

1833

63%

Sciences humaines

2200

74%

Ensemble

2100

69%

 

Source : Enquête IPDoc 2015 – MESRI-SIES

Toutefois, on peut regretter que la France continue de fortement privilégier l’emploi des étudiants fraichement sortis des grandes écoles à celui des docteurs. Tandis que partout dans le monde, le doctorat est la référence la plus prestigieuse de l’enseignement supérieur, les entreprises de l’Hexagone connaissent mal ce diplôme. Trop souvent les recruteursperçoivent les docteurs comme des “rats de laboratoire” incapables de s’adapter au monde de l’entreprise, et préfèrent recruter des collaborateurs opérationnels à la sortie des grandes écoles d’ingénieurs et de commerce.

Ceux-ci sont d’ailleurs mieux rémunérés que les docteurs (hors santé), dont le salaire net médian à temps complet est de 3000€, contre 3200€ pour les diplômés d’écoles d’ingénieurs et 3290€ pour les diplômés d’écoles de commerce. Le plus haut diplôme que délivre l’enseignement supérieur français rémunère tout de même plus que le master dont le salaire net médian se situe à 2400€.

 

Insertion professionnelle aux États-Unis

Aux États-Unis, les conditions d’emploi des docteurs sont sans commune mesure. Leur taux de chômage n’y est que de 1,5%. Une proportion qu’il convient toutefois de mettre en perspective avec le faible taux de chômage des diplômés de master (2,2%) et du pays tout entier (3,6%). Comme on peut s’y attendre dans des conditions de faible chômage, les salaires des profils les plus recherchés détonnent. Rien d’étonnant dans un pays plus inégalitaire que le nôtre où le moindre diplôme multiplie les salaires. Dans une étude consistant à établir un classement des 50 doctorats les mieux rémunérés en 2018-2019, on trouve en deuxième position les doctorats en économie, avec un salaire annuel en début de carrière excédant les 100 000 dollars en moyenne, et pouvant atteindre les 250 000 dollars au stade sénior (voir tableau 2). Le haut du palmarès est occupé par un nouveau champ qui a le vent en poupe depuis l’avènement du big data et qui regroupe principalement des informaticiens et des mathématiciens, mais aussi quelques économistes. Il s’agit du traitement de l’information en assurance.

 

Tableau 2 : Salaire annuel des docteurs en début et à l’apogée de carrière en milliers de dollars. 15 premières positions parmi 50 domaines.

Rang

Domaines

Sénior confirmé

Début de carrière

1

Traitement de l’information en Assurance

259

104

2

Économie

250

101

3

Informatique

220

118

4

Biochimie et biologie moléculaire

205

80,2

5

Chimie organique

202

83,4

6

Physique

190,54

93,7

7

Ingénierie Chimique

190

96,1

8

Sciences de l’ingénieurie

186,52

93,6

9

Ingénierie aérospatiale

162,11

94,9

10

Psychologie clinique

155

70,3

11

Ingénierie électrique

150,34

103

12

Pharmacologie

146,65

75,4

13

Immunologie

144

83,6

14

Ingénieurie Bio-médicale

140

88,1

15

Statistiques

138,91

105

 (Source : www.online-phd-degrees.com/highest-paying-doctoral-degrees)

 

Conclusion

La formation théorique et empirique qui structure le travail de thèse rend le profil des économistes de plus en plus attractif aux yeux des entreprises américaines. L’avenir nous dira si l’ambition de cette politique de recrutement gagnera un jour la France.

 

 

[1] Voir T. Blake, C. Nosko et S. Tadelis: « Consumer heterogeneity and paid search effectiveness: A large-scale field experiment. » Econometrica 83, no. 1 (2015), 155-74.

[2] Voir M. Ostrovsky et M. Schwarz: “Reserve prices in internet advertising auctions: A field experiment.”, en révision dans Journal of Political Economy.

[3] Voir le site du recrutement des docteurs en économie d’Amazon.

[4] Voir S. Athey et M. Luca : “Economists (and Economics) in Tech Companies”, 2018.

 

Jérôme Mathis est professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine et auteur du livre « La finance au cœur de nos vies », éd. Le Tremplin des Idées, 122p., 2018.

Tableau 2 : Salaire annuel des docteurs en début et à l’apogée de carrière en milliers de dollars. 15 premières positions parmi 50 domaines.