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Changement Technologique et Marché du Travail : Leçons des 40 Dernières Années (Note)

Utilité de l’article : L’essor des nouvelles technologies qui a commencé dans les années 1980, avec la diffusion rapide de la robotique et de l’informatique, a profondément modifié les modes de production des entreprises. Cet article résume comment ces tendances de long terme ont transformé le marché du travail des pays occidentaux, et réfléchit aux perspectives d’innovation liées à l’intelligence artificielle.

Résumé :

  • A partir des années 1980 la vague d’innovation liée à la robotique et à l’informatique a fortement augmenté la rémunération des travailleurs qualifiés et a mené au déclin des emplois qui se trouvaient au milieu de la distribution salariale.
  • Cette tendance a contribué à creuser les écarts salariaux entre diplômés et non-diplômés, mais a eu un effet ambigu sur les trajectoires de carrière. Ce dernier dépend des capacités intrinsèques de chaque individu à se reconvertir, mais aussi du rôle joué par les entreprises dans la formation continue.
  • L’intelligence artificielle pourrait en partie renverser la tendance en se substituant davantage aux métiers qualifiés, mais elle n’affectera probablement pas les bénéfices du 1 % des travailleurs les plus riches.
  • La crise de la COVID-19 pourrait apporter un nouvel élan dans l’automatisation de certains emplois à haut risque de contamination virale, en touchant davantage les métiers peu qualifiés et en particulier ceux assurés en majorité par des femmes.

 

 

Depuis la révolution industrielle, les modes de production n’ont jamais cessé d’évoluer et de se transformer au fil du temps. Néanmoins, ce qui caractérise la période entre le début des années 1980 et aujourd’hui est une accélération importante dans le rythme du changement technologique, rendant l’adaptation de plus en plus difficile (Brynjolfsson & McAfee, 2012). Cette note résume comment les changements des modes de production qui ont vu le jour dans les quatre dernières décennies ont affecté le marché du travail des pays occidentaux, et conclut avec une réflexion sur ce que l’on peut s’attendre de la prochaine vague d’innovation liée à l’intelligence artificielle. Les effets du changement technologique sont montrés à l’aide de l’exemple des Etats-Unis.

La robotique et l’informatique constituent deux des innovations majeures de la fin du 20ème siècle (Figure 1).  La courbe bleue montre qu’au début des années 1980 les robots industriels étaient quasiment inexistants. La période de 1980 à 2000 a vu le premier essor de la robotique, qui a été principalement adoptée dans l’industrie automobile. A partir du début des années 2000 ces technologies se sont diffusées plus largement dans le secteur manufacturier jusqu’à atteindre une densité de 15 robots pour 1000 habitants en 2015. Le développement de l’informatique a connu son apogée entre les années 1980 et les années 2000, où l’investissement dans cette technologie est passé de 1,6 % à plus de 4 % du PIB aux Etats Unis. Ce mouvement a connu un coup d’arrêt soudain lors de l’éclatement de la bulle internet en 2000 et s’est ensuite stabilisé.

La diffusion de ces deux technologies s’est faite à peu près au même moment dans les autres pays occidentaux. Cela, a généré une transformation profonde des modes de fonctionnement des entreprises, qui ont à leur tour engendré des changements majeurs pour le marché de l’emploi.

 

 

1. Une demande accrue pour les travailleurs qualifiés

L’effet le plus marquant de l’essor des nouvelles technologies est une augmentation considérable des besoins de main d’œuvre qualifiée. Katz & Murphy (1992)et Goldin & Katz (1996)sont parmi les premiers à décrire le phénomène du « changement technologique biaisé en faveur des travailleurs qualifiés » et à en dépeindre les conséquences pour les inégalités sur le marché du travail. Leur analyse part du constat que la période allant des années 1980 aux années 2000 a été caractérisée à la fois par une forte croissance du nombre de diplômés arrivant sur le marché du travail, et par le creusement des écarts salariaux entre diplômés et non-diplômés (figure 2A). D’une part, le niveau d’études a augmenté : seuls 20 % des travailleurs étaient en possession d’un diplôme post-bac en 1970, alors qu’en 2012 ils sont environ 50 %. D’autre part, les écarts de rémunération selon la qualification se sont creusés : un travailleur non-diplômé gagnait environ deux tiers du salaire d’un travailleur diplômé en 1970, alors qu’en 2012 il gagne seulement la moitié. Ces tendances impliquent que pendant cette période les besoins de travailleurs qualifiés dans l’économie doivent avoir augmenté considérablement. En effet – comme le montre la Figure 2B – l’augmentation du niveau d’éducation de la population (déplacement de l’offre du travail) aurait prédit une baisse des écarts salariaux en l’absence d’une augmentation encore plus importante de la demande du travail.

 

L’adoption massive des robots et des outils informatiques pendant cette période est souvent considérée comme le facteur principal à l’origine de l’augmentation des inégalités salariales entre diplômés et non-diplômés. Néanmoins, Autor (2014)remarque que, avec l’accélération du nombre d’inscrits à l’université du début des années 2000, les écarts salariaux commencent à se stabiliser aux Etats Unis. Il conclut donc que l’augmentation des inégalités des salaires n’est pas inexorable, et que des politiques encourageant aux études supérieures peuvent inverser la tendance, en jouant sur le levier de l’offre du travail.

 

2. Le déclin des emplois dans les métiers intermédiaires

En plus de favoriser les travailleurs diplômés, les nouvelles technologies de production ont un deuxième effet : la polarisation du marché du travail. Autor, Levy, & Murnane (2003) montrent que l’effet principal de la robotique et de l’informatique a été de remplacer les tâches routinières préalablement exécutées par des employés dans les métiers intermédiaires. Le Tableau 1 résume leur classification de l’impact technologique selon le type de tâches contenues dans chaque métier. Ils confirment que les professions qualifiées à caractère analytique telles que les ingénieurs, les médecins, les juristes et les managers sont favorisées par ces innovations car complémentaires avec elles. Néanmoins, ils montrent aussi que les travailleurs affectés le plus négativement ne sont pas ceux avec le niveau d’éducation le plus faible mais plutôt les emplois intermédiaires. Parmi les employés dans les services on y trouve les comptables, les secrétaires et les responsables de services clients – principalement remplacés par l’informatique -, et parmi les ouvriers du secteur manufacturier on y trouve les opérateurs des machines et du travail à la chaîne – principalement remplacés par la robotique. Les métiers peu qualifiés à caractère manuel, comme les conducteurs-livreurs, les aides-soignants, et les agents de ménage, ne sont quasiment pas impactés par ce phénomène, car ils concernent des tâches qui sont difficilement remplaçables par des machines.

 

 

Le fait que les nouvelles technologies se substituent principalement aux métiers du milieu de la distribution des salaires a eu comme effet la polarisation du marché du travail. Autor et al. (2006)montrent qu’entre 1990 et 2000 l’emploi dans les métiers intermédiaires a décliné, alors que l’emploi aux deux pôles de la distribution a connu une croissance (Figure 3). Cette dernière a été plus importante dans les métiers qualifiés en raison de leur complémentarité avec les machines, mais a aussi concerné les métiers les moins bien rémunérés. Ce phénomène n’est pas propre au contexte étatsunien mais s’observe à travers tous les pays industrialisés. Goos, Manning, & Salomons (2014)montrent que les mêmes tendances sont visibles au sein de 16 pays d’Europe Occidentale, et Harrigan, Reshef, & Toubal (2016)le documentent pour la France. Néanmoins, ce phénomène semble s’estomper à partir des années 2000, probablement en raison d’un ralentissement des besoins de compétences, alors que l’offre de travailleurs qualifiés continue d’augmenter (Beaudry, Green, & Sand, 2016).

 

 

3. Un effet ambigu sur les trajectoires de carrière

L’évidence empirique a rejoint un consensus sur le diagnostic que les nouvelles technologies de production liées à la robotique et l’informatique détruisent les emplois au milieu de la distribution des salaires et créent des emplois en haut de la distribution, sans changer grande chose pour les métiers en bas de la distribution. Néanmoins, l’effet sur l’emploi total et sur les trajectoires de carrière reste ambigu et semble dépendre du contexte particulier auquel on s’intéresse. Bessen (2017)explique comment l’effet des nouvelles technologies sur l’emploi total dépend aussi de l’impact sur la demande pour les biens produits avec ces innovations. Cette dernière est vouée à croître en raison de la baisse des prix associée à la baisse des coûts de production (Graetz & Michaels, 2018). Dauth et al. (2019)trouvent que l’essor de la robotique en Allemagne détruit des emplois dans l’industrie mais en créé autant dans les services, et montrent que les employés tendent à se reconvertir dans des emplois de meilleure qualité en restant au sein du même employeur. De façon similaire, Battisti, Dustmann, & Schönberg (2017)montrent que les travailleurs routiniers allemands ne connaissent pas nécessairement une dégradation de leur salaire ni une probabilité accrue de chômage. Ils reconnaissent que les entreprises jouent un rôle crucial dans la reconversion de leurs employés en les formant à des tâches analytiques complémentaires à la technologie. Cortes (2016)souligne qu’aux Etats Unis les conséquences varient selon les capacités intrinsèques des individus. Les travailleurs le plus capables réussissent à se reconvertir dans des métiers analytiques plus qualifiés et enregistrent une augmentation de leur salaire. Inversement, les travailleurs avec moins de compétences font face à un risque accru de déclassement. L’effet sur la perte d’emploi semble néanmoins assez faible.

Dans une contribution récente basée sur des données suédoises, Edin et al. (2019) comparent les trajectoires des carrières sur 30 ans selon le caractère routinier ou pas de l’emploi que les individus occupaient au milieu des années 1980 – au tout début du choc technologique. Ils trouvent que les travailleurs qui se trouvaient dans des emplois routiniers subissent un déclin dans leurs revenus cumulés d’environ 2 % à 5 % sur la période allant de 1986 à 2013. Cela s’explique par une combinaison de facteurs incluant une croissance salariale plus faible dans ces professions et un risque accru de chômage et de déclassement vers des métiers moins bien rémunérés. De plus, ils rejoignent Cortes (2016)en montrant que les individus qui étaient déjà moins bien payés parmi les travailleurs routiniers sont ceux qui souffrent le plus fort déclin de revenu sur la période. Dans un travail en cours, Le Moigne (2021)montre que la disparition des emplois au milieu de la hiérarchie au sein des entreprises décroit considérablement les opportunités de promotion pour les travailleurs tout en bas de l’échelle. Cela suggère que les chemins vers l’ascension sociale pourraient se dégrader à la suite de la disparition des emplois intermédiaires.

 

4. Intelligence Artificielle : Un renversement de tendance ?

Depuis quelques années on assiste à l’introduction de la prochaine vague technologique liée à l’intelligence artificielle. Cette innovation récente est portée par la disponibilité de plus en plus massive d’immenses bases de données – le Big Data–et par l’atteinte de la puissance de calcul nécessaire pour les analyser. S’il est encore trop tôt pour pouvoir mesurer l’impact de son développement sur le marché du travail, quelques études prospectives commencent à émerger et suggèrent que cette technologie pourrait, au moins en partie, rebattre les cartes. Webb (2019)adopte la même approche qu’ Autor et al. (2006)en faisant une classification des tâches susceptibles d’être accomplies par l’intelligence artificielle, et en identifiant quels métiers sont donc à risque d’être remplacés par les machines. Le résultat est montré dans la Figure 4.

 

Contrairement à la précédente vague de changement technologique, celle-ci semble toucher davantage les métiers les plus qualifiés. La capacité de l’intelligence artificielle à analyser rapidement des volumes importants de données pour détecter des tendances, déduire des diagnostics et faire des prédictions pourrait dans le futur remplacer certaines tâches faites aujourd’hui par les médecins, les juristes, les analystes de laboratoire, etc… On pourrait donc s’attendre à un nivèlement vers le bas dans la distribution des salaires. Toutefois, cela n’impliquerait pas forcément une baisse des inégalités dans nos sociétés. Les travailleurs dans les métiers STIM (Science, Technologie, Ingénierie et Mathématiques) resteront très complémentaires à l’intelligence artificielle, et les détenteurs du capital en sortiraient encore plus favorisés – deux groupes qui rassemblent déjà les couches les plus riches aujourd’hui. Webb (2019)estime que l’intelligence artificielle fera baisser les inégalités de salaire entre le 10 % le mieux payé et le 10 % le moins bien payé, mais ne touchera pas aux bénéfices du 1 % au sommet.

Un rapport de France Stratégie sur ce sujet souligne que, comme pour les révolutions précédentes, l’effet sur l’emploi total est ambigu et pourrait même être positif en raison des gains de productivité permis par l’intelligence artificielle (Benhamou & Janin, 2018). Ce rapport maintient que les défis soulevés par l’IA ressemblent à ceux décrits pour les innovations précédentes : tout l’enjeu sera d’accompagner les reconversions professionnelles vers les tâches où le contact humain reste crucial, comme la supervision ou l’accueil. Néanmoins, il souligne aussi un risque de plus en plus important « d’une perte d’autonomie du salarié, soumis à un contrôle automatisé de plus en plus insidieux, avec les risques psychosociaux associés ».

 

5. Conclusion

L’essor des technologies liées à la robotisation et à l’informatisation a contribué à accroitre les inégalités salariales en augmentant les besoins envers les travailleurs qualifiés et en détruisant les emplois avec un niveau de rémunération moyen. Ces changements structurels ont parfois polarisé les trajectoires de carrière des individus en inhibant la mobilité sociale, mais dans d’autres contextes ils ont permis la reconversion des travailleurs vers des emplois plus intéressants et mieux rémunérés. La formation continue et l’accompagnement lors des transitions de carrière jouent un rôle crucial pour favoriser l’adaptation des travailleurs déjà présents sur le marché. De plus, il convient d’encourager l’accès à l’éducation supérieure, en augmentant les places disponibles dans les filières techniques, pour adapter les compétences des nouvelles générations aux besoins du futur. L’intelligence artificielle pourrait amoindrir l’avantage salarial dans certains métiers qualifiés, mais on ne s’attend pas à ce qu’elle réduise par elle-même le niveau des inégalités dans nos sociétés. De plus, la crise sanitaire liée à la COVID-19 pourrait apporter un nouvel élan dans l’automatisation de certains emplois à haut risque de contamination virale, en touchant davantage les métiers peu qualifiés et en particulier ceux assurés en majorité par des femmes (Chernoff & Warman, 2020).

 

Références

Autor, D. H. (2014). Skills, education, and the rise of earnings inequality among the “other 99 percent.” Science. https://doi.org/10.1126/science.1251868

Autor, D. H., Katz, L. F., Kearney, M. S., Berman, E., & Chandra, A. (2006). The polarization of the U.S. labor market. In American Economic Review (Vol. 96, pp. 189–194). https://doi.org/10.1257/000282806777212620

Autor, D. H., Levy, F., & Murnane, R. J. (2003). The skill content of recent technological change: An empirical exploration. Quarterly Journal of Economics. https://doi.org/10.1162/003355303322552801

Battisti, M., Dustmann, C., & Schönberg, U. (2017). Technological and Organizational Change and the Careers of Workers.

Beaudry, P., Green, D. A., & Sand, B. M. (2016). The Great Reversal in the Demand for Skill and Cognitive Tasks. Journal of Labor Economics, 34(1), S199–S247. https://doi.org/10.1086/682347

Benhamou, S., & Janin, L. (2018). Intelligence Artificielle et travail. Rapport à La Ministre Du Travail.

Bessen, J. E. (2017). AI and Jobs: The Role of Demand. SSRN Electronic Journal. https://doi.org/10.2139/ssrn.3078715

Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2012). The Race Against the Machine. Digital Frontier Press.

Chernoff, A., & Warman, C. (2020). COVID-19 and Implications for Automation. National Bureau of Economic Research. https://doi.org/10.3386/w27249

Cortes, G. M. (2016). Where Have the Middle-Wage Workers Gone? A Study of Polarization Using Panel Data. Journal of Labor Economics, 34(1), 63–105. https://doi.org/10.1086/682289

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Graetz, G., & Michaels, G. (2018). Robots at work. Review of Economics and Statistics. https://doi.org/10.1162/rest_a_00754

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