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Efficacité de la réforme territoriale ?

Résumé :

– L’arbitrage au centre de la réforme territoriale est celui entre économie d’échelle et proximité aux citoyens.En particulier, on doit s’assurer de l’homogénéité des préférences des citoyens. Celles-ci sont déterminées par la richesse, mais pas uniquement, d’autres facteurs, culturels par exemple, peuvent entrer en jeu.
– Cet arbitrage est rendu d’autant plus difficile que les individus peuvent se déplacer et donc sélectionner le gouvernement local (la ville, la région, etc.) qui leur convient le mieux. Cela peut avoir des conséquences importantes en matière d’efficacité et de justice sociale.
– D’autres problèmes peuvent nuire à l’efficacité des réformes territoriales. Durant les phases de fusions/suppressions d’entités, on peut par exemple craindre une augmentation des dettes de certains territoires.

 

La réforme territoriale dont le premier volet – la diminution du nombre de régions – a  été voté par l’assemblée nationale fin juillet 2014 poursuit différent objectifs dont la simplification administrative de nos territoires.

Pour analyser cette réforme, nous devons considérer les déterminants de son efficacité. Cette démarche revient donc à s’interroger sur le nombre optimal d’instances politiques (villes, département et régions). Les économistes parlent de « gouvernements locaux » (local government) entre l’Etat et le citoyen, pour produire des services publics. En effet, la diminution du nombre de région et la suppression des conseils généraux/départementaux se traduiraient par un transfert de la production de services publics vers une nouvelle instance, plus proche ou plus éloignée du citoyen[1]. Cette nouvelle distance peut permettre de réaliser des économies, par exemples des économies d’échelle, mais peut aussi impacter la qualité des services publics, par exemple s’ils perdent la capacité de s’adapter aux enjeux locaux.

Cet article présente des éléments de la théorie économique qui peuvent structurer le débat autour de la réforme territoriale française. En particulier, il s’articule autour de la question suivante : selon quels principes doit-on décider du redécoupage territorial et décider si un service public sera produit localement, par une instance proche du citoyen (comme la commune ou l’intercommunalité) ou à l’échelon supérieur, les nouvelles « super-régions ».

 

 

1 – L’arbitrage classique entre coût de fonctionnement et préférences des individus

Juger de l’efficacité de la réforme nécessite de comprendre un arbitrage: produire localement les services publics permet de dessiner des politiques au plus près des préférences des habitants mais induit des couts de fonctionnements supplémentaires, puisque chaque gouvernement local (chaque commune, par exemple) doit se doter de l’administration et des infrastructures nécessaires au fonctionnement du service public. L’arbitrage porte ainsi entre hétérogénéité et importance de la population pour laquelle le service est produit.

Prenons un exemple volontairement caricatural. Supposons qu’une communauté s’interroge sur le type de construction d’installations sportives (une piscine ou un stade) et sur leur quantité. Il serait extrêmement couteux de construire des complexes sportifs pour chaque individu, la décision doit donc être prise pour un nombre (relativement grand) de personnes. Cependant, le risque d’augmenter les insatisfactions est croissant avec le nombre de personnes du fait que certaines peuvent préférer une piscine et d’autres un stade. A l’équilibre, le nombre de complexes sportifs (piscine ou stade), dépendra du coût d’une installation supplémentaire et de l’hétérogénéité des préférences (à quel point un individu préfère la natation à l’athlétisme et inversement).

Alesina, Baqir et Hoxby (2004) illustrent cette logique en étudiant le nombre de « school district » aux Etats-Unis. Ils montrent (1) que le nombre de « school district » correspond en effet à un arbitrage entre hétérogénéité des préférences et économies d’échelles[2], et (2) que l’hétérogénéité des préférences ne peut se réduire à la seule dimension du revenu, même si celle-ci est importante[3]. Par exemple aux Etats-Unis, l’appartenance à une communauté (afro-américain, hispanique, etc.)demeure un élément crucial.

En France, au niveau départemental et régional, il est peu probable que cette dimension joue un rôle, ou que le problème ait été posé directement en termes d’homogénéité des préférences des individus. Cependant, les déclarations des élus, en insistant sur l’homogénéité des territoires pour s’opposer au découpage actuel, s’inscrivent finalement dans cette logique. On peut penser, par exemple, à Jean Rottner (maire de Mulhouse) qui s’oppose à une région Alsace-Lorraine contenant la Champagne-Ardenne. Il a notamment déclaré : « Une Région allant de la région parisienne au Rhin, c’est inconséquent, incohérent et inefficace » et lancé une pétition sur internet pour une « Alsace seule ». Cette démarche, dont nous ne voulons et pouvons discuter la pertinence, illustre néanmoins la place de l’homogénéité et hétérogénéité des territoires (mais sous-entendu, des problématiques et des préférences des habitants) dans le débat de réforme territoriale.

 

2 – Le « Tiebout Sorting » : mobilité, efficacité et justice

En 1956, Tiebout présente un modèle sur l’efficacité des gouvernements locaux. Selon lui, ces derniers sont efficaces[4]parce que les individus peuvent « voter avec leurs pieds », c’est-à-dire déménager lorsqu’ils ne sont pas satisfait des politiques locales.

Supposons par exemple qu’il existe deux communes, A et B, qui proposent exactement les mêmes services publics mais la commune A parvint à le faire à plus faible coût, et donc via un taux d’imposition plus faible. Un agent économique choisira donc de vivre en A et à terme, la ville B dépérira. L’idée de Tiebout est donc qu’à terme, seuls les gouvernements locaux efficaces peuvent survivre[5]. Pour prévoir l’impact d’une réforme territoriale, il est crucial de prendre en considération ce mécanisme. Deux remarques sont nécessaires avant de discuter les liens entre une réforme territoriale et le mécanisme de Tiebout.

Tout d’abord, le mécanisme de Tiebout ne se limite pas aux cas de réformes territoriales. L’exemple précédent traite de deux communes et de leur politique locale et indépendamment de ceux qui se passe à l’échelon départemental ou régional. En fait, il est nécessaire d’intégrer du « Tiebout sorting », chaque fois que l’on souhaite parler de politique territoriale et que les individus peuvent « facilement », changer de territoire.

Ensuite, la logique du mécanisme de Tiebout est très proche de celle d’Alesina, Baqir et Hoxby (2004) développé dans la section précédente. D’ailleurs, ils inscrivent leur travail dans la lignée des idées de Tiebout. Toutefois, là où Alesina, Baqir et Hoxby expliquent que le nombre de gouvernements locaux est fonction du nombre d’individus et de l’homogénéité de leurs préférences, la plupart des analyses reprenant les intuitions de Tiebout, considérant la possibilité inverse : les individus vont migrer vers d’autres territoires (le nombre de gouvernements locaux est donc un fixe) afin de vivre dans les communautés qui répondent le mieux à leurs exigences.

 

C’est cette possibilité de « déménager » que nous devons intégrer dans une analyse de la réforme territoriale. Elle nous amène à considérer deux enjeux.

Un premier enjeu concernerait une fusion ratée entre région. Si deux régions trop hétérogènes fusionnaient, rendant impossible une fourniture de bien public satisfaisante, il serait alors possible qu’une partie de la population quitte la région inefficace afin de vivre dans l’autre. Cette lecture « directe » du mécanisme de Tiebout est à vrai dire un peu extrême. A court terme, la probabilité est faible d’observer des mouvements de population significatifs entre région. A moyen/long terme, il est toutefois possible que la réforme ait des conséquences démographiques et modifie la répartition de la population française.

Un second enjeu porterait sur la redistribution des compétences entre nouvelles « Super-Régions » et les intercommunalités et communes. En particulier, à qui redistribuer les compétences des conseils généraux ? C’est encore une fois un arbitrage entre hétérogénéité des préférences de la population sous-jacente et économies d’échelles : les communes sont plus proches des habitants et donc de leurs préférences, mais des économies d’échelles plus importantes peuvent être obtenues au niveau régional. Toutefois, pour être viable, la décision finale devra intégrer la possibilité qu’ont les résidents de déménager et l’impact que cela peut avoir en matière de stratification de la population. En particulier, si les compétences sont redistribuées aux communes et intercommunalités, cela peut accentuer le « Tiebout Sorting », à l’intérieur des régions et des départements.

Prenons un exemple : lorsque les conseils généraux vont disparaitre, un certain nombre de compétences en matière d’action sociale vont devoir être réattribuées[6]. Si les communes héritent de ces compétences, nous devons prendre en compte les stratégies des individus. Entre deux communes (A et B), des individus aux revenus modestes peuvent préférer à terme de s’installer dans la commune la plus généreuse, par exemple la commune A. En retour, les personnes « riches » vont préférer éviter la commune A, qui aura probablement un taux d’imposition plus élevé afin de financer ses services publics plus généreux. A terme, nous pouvons obtenir une situation stable (un équilibre) où « les pauvres » vivent tous dans la ville A et « les riches » dans la ville B. La taille des villes en sera impactée, mais c’est surtout la stratification sociale (entre riche et pauvre) qui sera modifiée.

 

Loin d’être anecdotique, cette éventuelle mobilité de la population peut avoir deux conséquences majeures.

La première conséquence concerne l’efficacité de la production des services publics. Ainsi, Calabrese, Epple et Romano (2009) ont construit un modèle permettant d’étudier les gestions centralisées ou décentralisées[7]des biens et services publics en intégrant le « Tiebout Sorting ». En calibrant leur modèle avec des valeurs sensées refléter la population des Etats-Unis, ils montrent que la gestion décentralisée est la moins efficace (ce résultat est cependant tributaire d’un nombre important d’hypothèses et ne pourraitêtre appliqué directement à la France). Dans leur exemple, l’ensemble de la population perd à la décentralisation.

Reprenons notre exemple des villes A et B. Les pauvres sont évidemment perdants, ils vivent maintenant sans les riches qui sont les premiers contributeurs aux services publics. Les riches eux peuvent être perdants pour de multiples raisons. Les mécanismes de Tiebout obligent à intégrer de nombreux éléments comme le marché immobilier et la stratification de la population peut introduire de larges inefficacités dans ces différents marchés. La stratification entre pauvres et riches peut être soit trop poussée, soit pas assez, engendrant de nouvelles inefficacités. Enfin, on peut également penser à des villes riches « trop petites » et qui n’exploiteraient pas assez des économies d’échelles pour être rentable.

La seconde conséquence est l’impact en termes de justice sociale. Le paragraphe précédent montre que l’on peut assister à une stratification sociale par la richesse. En bref, la création de communautés riches et de communautés pauvres. Evidemment, cette stratification existe déjà, mais modifier la nouvelle répartition des compétences entre villes et régions peut avoir un impact décisif (positif ou négatif) sur cette stratification. Par ailleurs, sur ce point précis, efficacité et justice ne vont pas nécessairement de paires[8].

Redistribuer les compétences des conseils généraux aux «super-régions » devrait s’avérer moins problématique puisqu’il est plus difficile de quitter une région qu’une commune. C’est d’ailleurs le message de Calabrese, Epple et Romano (2009) dans leurs articles sur la centralisation : malgré les gains dus au « Tiebout Sorting », la gestion décentralisée reste moins efficace que la gestion centralisée.

En définitif, il faudra décider au cas par cas pour chaque compétence, s’il vaut mieux la réallouer aux régions, aux intercommunalités ou aux régions. Mais la réflexion sur cette répartition des compétences devra intégrer :

– L’arbitrage entre proximité – pour être au plus près des individus et de leurs préférences – et économie d’échelle.

– La mobilité des individus et son impact sur l’efficacité: même en l’absence d’économie d’échelle forte, l’échelon régional peut être la solution la plus efficace.

– L’exigence de justice : les gains d’efficacités pourraient être capturés par une minorité.

 

3 – Le risque de Free Riding

A ces problèmes centraux, d’autres peuvent s’ajouter pour déterminer la réussite ou l’échec de la réforme territoriale.  Parmi ces problèmes, les comportements de « free riding » des entités qui vont fusionner.

Un exemple est celui de la dette. Un gouvernement local, anticipant une fusion avec un autre, peut décider de contracter beaucoup plus de dette parce qu’il sait que sa population n’aura à rembourser qu’une fraction de celle-ci.

En effet, supposons qu’une région comptant 100 habitants emprunte 100€ pour financer un projet qui rapporte 0,7 par habitant de la région (et seulement pour eux). En temps normal, chaque habitant devrait donc rembourser 1 pour un gain de 0,7 et le projet ne serait pas retenu. Maintenant, supposons que cette même région fusionne avec une autre région comprenant elle aussi 100 habitants et que la fusion a lieu avant le remboursement de la dette. La dette devra maintenant être remboursée par 200 habitants soit 0,5 par individus. Dans la première région, le projet est maintenant rentable : le gain est toujours de 0,7 mais le coût par habitant n’est plus que 0,5. L’autre entité est évidemment perdante puisque ses habitants devront rembourser 0,5 sans avoir rien obtenu.

Ce mécanisme dépend de la taille relative des entités qui fusionnent. Si la région qui s’interroge sur l’opportunité du projet ne compte que 50 habitants, et l’autre 150, le projet devient d’autant plus rentable. La première région n’aura en effet qu’à rembourser le quart de ses dettes contractées avant la fusion.

Loin d’être anecdotique, ce problème a été souligné par Hinnerich (2009) et Tuukka Saarimaa et Janne Tukiainen (2013) lors des fusions municipales en Finlande. Les villes qui fusionnaient (sur une base volontaire ou non) contractaient plus de dettes dans la période précédant la fusion. Ces dettes supplémentaires étaient d’autant plus importantes que la ville qui les contractait était petite en termes de population par rapport à l’ensemble des villes concernées par la fusion. Elles anticipaient que leurs dettes seraient noyées dans la masse d’habitant de la nouvelle ville et donc que leurs résidents n’en rembourserait qu’une partie.

Dans le cas Français, ce risque existe à la fois pour les régions qui fusionnent réellement entre elles, et pour les conseils généraux (qui eux disparaissent). Ils peuvent contracter une dette pour financer un projet ne concernant qu’un département et cette dette sera récupérée par une super région, et donc remboursée par bien plus d’habitant. Les modalités par laquelle les dettes seront remboursées vont avoir une influence déterminante sur ces comportements de passagers clandestins.

 

Conclusion

Si la réforme territoriale française est susceptible de contribuer à une simplification de l’organisation administrative de notre pays, son efficacité est conditionnée à deux facteurs : (1) l’arbitrage entre proximité avec les citoyens et économie d’échelle – un arbitrage qui doit être mené sous la contrainte de la mobilité des individus et qui pourrait avoir notamment des conséquences en termes de justice sociale – et (2) le comportements de passagers clandestins des territoires et des élus, notamment en matière fiscale et de gestion budgétaire. Ces menaces ne sont pas les seules, mais vont avoir un impact déterminant en partie la réussite de la réforme.

 

 

 

Référence :

Alberto Alesina, Reza Baqir et Caroline Hoxby,Political Jurisdictions in Heterogeneous Communities, Journal of Political Economy, 2004, vol. 112, no. 2

Stephen M. Calabrese, Dennis N. Epple, Richard E. Romano, Inefficiencies from Metropolitan Political and Fiscal Decentralization: Failures of Tiebout Competition, The Review of Economic Studies 79(3), July 2012; 1081-1111.

Stephen M. Calabrese, Dennis N. Epple, Richard E. Romano, On the Political Economy of Zoning
Journal of Public Economics 91(1-2), February 2007; 25-49.

Hinnerich, B. T., Do Merging Local Governments Free Ride on Their Counterparts when Facing Boundary Reform? Journal of Public Economics, 2009, 93, 721–728.

 – Tuukka Saarimaa, Janne Tukiainen, Common Pool Problems in Voluntary Municipal Mergers, working paper, 2013.

Article du JDD sur le RSA et la répartition des compétences des conseils généraux:

Interview de Claudy Lebreton (président de l’Assemblée des départements de France) pour libération (8 avril 2014). Il s’y inquiète du risque de voir l’Etat s’éloigner davantage du citoyen et discute des risques liées à la dissolution des conseils généraux et de la réallocation de leurs compétences.

 

Notes:

[1] La « distance au citoyen » sera plus grande ou plus faible en fonction de qui hérite de la compétence : la ville, l’intercommunalité ou la région.

[2] Encore une fois, il s’agit des coûts administratifs qui ne dépendent pas du nombre d’élèves du district et serait donc « économisé » si deux districts fusionnaient.

[3] Le revenu détermine à quel point un individu va contribuer à un bien public, cela induit une hétérogénéité des préférences sur la quantité, la qualité et parfois aussi le type de bien public qu’il préfère.

[4] Tiebout insiste sur cette efficacité. Sa théorie est une réponse au pessimisme de Samuelson envers l’efficacité des gouvernements en général.

[5] Ce mécanisme repose évidemment sur de nombreuses hypothèses, par exemple, des coûts de déplacement faible.

[6] On peut penser au RSA par exemple, qui est aujourd’hui géré par les départements. Toutefois, selon un article paru dans le JDD le 11 mai 204, il semblerait que la gestion du RSA soit récupérée par  l’Etat. A vrai dire, toutes compétences transmises aux communes peuvent avoir un impact sur le « Tiebout Sorting ».

[7] Les politiques qu’ils étudient s’inscrivent plutôt dans un choix entre une gestion au niveau de l’intercommunalité ou à celle de la commune. La logique générale reste toutefois la même entre la région et l’intercommunalité et la commune.

[8] Dans un autre article intégrant le « Tiebout Sorting », mais cette fois étudiant le zonage (l’ensemble des règles d’urbanismes encadrant la construction sur certains terrains) et donc pas directement les questions de centralisation, décentralisation des services publics, Calabrese, Epple et Romano (2009) montrent que le zonage peut être utilisé comme frein à la mobilité (en particulier des plus pauvres). Un des points intéressants de l’article est que, si le zonage augmente le surplus social global, ces gains sont réalisés au détriment de 75% de la population (les 75% les plus pauvres).