Résumé:
– Les situations de trappe à liquidité rendent efficace l’utilisation de contrôle de capitaux pour restaurer l’efficacité de la politique monétaire
– Devereux et Yetman trouvent que les contrôles de capitaux ne sont toutefois pas souhaitables car ils entravent la diversification du risque
– En union monétaire, ils permettent en revanche d’atténuer la récession pour les pays de la périphérie en cas de hausse des primes de risque
– Ils peuvent également être envisagés en tant que politique macro-prudentielle, d’autant qu’ils n’ont pas d’effets directs négatifs sur les pays partenaires, contrairement aux politiques de dévaluations compétitives.
La Banque centrale chypriote instaurait en mars dernier des contrôles de capitaux en complément des mesures de sortie de crise négociées avec l’Union européenne. Censées éviter une fuite des capitaux à la suite de la décision de taxation des dépôts, ces contrôles sont toujours en vigueur aujourd’hui. Ils vont pourtant à l’encontre des mesures de libéralisation des comptes de capitaux requises pour l’ensemble des pays de la zone euro. [1] Que nous dit la théorie économique sur l’efficacité des contrôles de capitaux ? Doivent-ils être autorisés au sein d’une union monétaire, particulièrement en temps de crise ?
Le trilemme de la politique monétaire
Le triangle de Mundell – ou triangle d’incompatibilité – est un principe économique connu depuis les années 1960. [2] Il énonce le fait qu’une économie ouverte ne peut atteindre simultanément les trois objectifs suivants : un régime de taux de change fixe, une politique monétaire autonome (c’est-à-dire la libre détermination de son taux d’intérêt directeur), et une libre circulation des capitaux avec l’étranger. Ainsi, chaque pays ou zone économique se trouve dans un trilemme qui consiste à choisir deux des trois objectifs en abandonnant le troisième. Chacun des pays de la zone euro a ainsi renoncé à une politique monétaire autonome en adoptant la monnaie unique et la libre circulation des capitaux au sein de la zone. Ailleurs, de nombreuses économies émergentes, dont la Chine, privilégient quant à elles les contrôles de capitaux afin de conserver une politique monétaire indépendante tout en optant pour un taux de change ancré sur la devise d’une économie avancée, les Etats-Unis généralement. Ces contrôles peuvent revêtir des formes très diverses, tant incitatives (taxes) que coercitives, dans le but de limiter les flux de capitaux vers ou depuis l’étranger.
Si le choix de se situer sur l’un des trois sommets du triangle plutôt qu’un autre résulte déjà d’un calcul épineux en temps « normal », les crises financières modifient encore significativement la donne. En particulier, les situations de trappe à liquidité, telle que nous la connaissons depuis la crise financière de 2007-2008, ajoutent une dimension supplémentaire au trilemme : une fois les taux d’intérêt directeurs abaissés à zéro, elles rendent en effet de facto la politique monétaire traditionnelle inutilisable. C’est ce que montrent Michael Devereux et James Yetman dans un document de travail récent. [3]Les économies ayant adopté un taux de change flexible, comme la zone euro vis-à-vis des Etats-Unis, se retrouvent alors doublement pénalisées dans la mesure où elles sont à la fois affectées par des chocs extérieurs – d’autant plus que la liberté des capitaux favorise la contagion financière – et de surcroît dépourvue d’autonomie monétaire. Ainsi, la Banque centrale européenne a progressivement réduit à zéro son taux à la suite des chocs financiers américains (effondrement du marché des subprimes en 2007, puis faillite de Lehman Brothers en 2008).
Faut-il donc envisager l’instauration provisoire de contrôles de capitaux, à la fois en cas de choc financier externe – afin d’en limiter la transmission à l’union monétaire – et/ou en cas de crise (bancaire ou de dette souveraine) au sein de la zone ? A plus long terme, peuvent-ils constituer une politique macro-prudentielle efficace ?
Un danger pour la diversification des risques
Les arbitrages réalisés par les investisseurs internationaux dépendent du différentiel de taux d’intérêt qui existe entre les pays, comme entre les différents placements au sein d’un pays donné. Instaurer des contrôles de capitaux permet de limiter les flux entrant/sortant tout en autorisant à maintenir un écart de taux d’intérêt non nul entre l’économie nationale et l’extérieur. En cas de trappe à liquidité à l’étranger, le taux directeur de l’économie nationale reste alors indépendant et peut être choisi en fonction des objectifs internes – telles que la croissance et la stabilité des prix. La politique monétaire est donc efficace et les effets récessifs provoqués par les chocs externes limités.
Devereux et Yetman trouvent toutefois que les contrôles de capitaux ne sont pas souhaitables en régime de taux de change flexible car ils réduisent le niveau de « bien-être » économique, en temps normal comme en temps de crise. Ils créent en effet une perte d’efficacité économique en entravant la diversification des risques et l’allocation optimale des ressources vers les investissements les plus productifs. Bien qu’ils permettent de sortir l’économie d’une situation momentanée de trappe à liquidité, les contrôles de capitaux ne seraient donc pas souhaitables pour se prémunir de chocs extérieurs parce que les pertes liées à la diversification du risque pour les investisseurs seraient toujours supérieures aux gains en termes d’autonomie de la politique monétaire. A degré de mobilité des capitaux donné, la liberté d’augmenter le taux directeur lorsque les autres économies se trouvent contraintes de l’abaisser peut certes s’avérer payante (en attrayant des liquidités par exemple). Mais cette mesure est « sous-optimale » parce qu’elle est permise par la présence de contrôles de capitaux à un instant t sans toutefois générer suffisamment de gains pour en justifier l’instauration.
Des gains potentiels au sein d’une union monétaire
Un autre travail récent d’Emmanuel Farhi et Iván Werning montre que les contrôles de capitaux peuvent en revanche être souhaitable à l’intérieur de la zone, lors de chocs temporaires sur les primes de risque en particulier. [4] Les pays de la « périphérie » de la zone euro, l’Espagne et la Grèce notamment, ont connu au début des années 2000 des entrées massives de capitaux, des gains de productivité et une hausse des salaires nominaux et réels, avant des sorties massives de capitaux et une explosion des primes de risque à partir de 2010. Ces pays pourraient en théorie bénéficier de taxes provisoires sur les capitaux étrangers. Pourquoi ?
Les contrôles des capitaux sont en réalité un instrument imparfait de manipulation des termes de l’échange. En union monétaire, les pays perdent par définition la possibilité de faire varier le cours de leur monnaie en tant qu’instrument de politique économique. Or, en permettant à un pays de maintenir un taux d’intérêt réel différent de celui qui existe dans le reste de la zone, les contrôles de capitaux altèrent les choix inter-temporels des agents économiques. Considérons en effet que les primes de risque augmentent dans les pays de la périphérie par exemple. Le coût du crédit augmente, la production et la consommation se trouvent inférieurs à leur niveau optimal. Une taxe sur les capitaux sortants, ou de façon équivalente une subvention à l’emprunt international, diminuerait le taux d’intérêt nominal (en maintenant l’offre de capital artificiellement élevée) et inciterait ainsi à avancer dans le temps les décisions de consommation et d’investissement.
Bien que les traités de la zone euro interdisent actuellement leur application, les contrôles de capitaux seraient donc un instrument contra-cyclique particulièrement efficace pour réduire l’impact des variations temporaires des primes de risque. Selon Stephanie Schmitt-Grohé et Martín Uribe, ils auraient ainsi significativement diminué le taux de chômage et la dette souveraine des pays périphériques de la zone euro. [5] A Chypre comme en Islande, où des contrôles de capitaux ont été effectivement mis en place afin de pallier directement à l’effondrement du secteur bancaire, les gains macroéconomiques outre la restructuration du système bancaire lui-même restent en revanche peu connus à ce jour.
Frictions financières et politique macro-prudentielle
De manière plus générale, la présence de frictions financières tend également à faire des contrôles de capitaux une politique économique souhaitable en temps « normal » (hors périodes de crise). Les contraintes de collatéral conduisent en particulier à un emprunt excessif en périodes de boom (ou de bulle) économique. Elles rendent en effet la capacité d’emprunt proportionnelle à la valeur du collatéral alors même que cette dernière est surévaluée en périodes de boom. L’emprunt excessif accroît à son tour le risque de survenue d’une crise, ainsi que l’ampleur de la crise éventuelle. Lors d’une crise, les ventes d’urgence de collatéral (fire sales) destinées au désendettement réduisent à néant la valeur de ces actifs, aggravant d’autant la crise. L’externalité négative est d’autant plus importante que l’économie est ouverte parce que la liberté d’échange de capitaux avec l’étranger amplifie le sur-emprunt en temps normal.
Ainsi, dans le cas des pays émergents comme dans le cas des pays développés, limiter le flux de capitaux internationaux entrant en période de boom permettrait de limiter la récession en cas de chocs externes négatifs. [6]En ce sens, les contrôles de capitaux pourraient constituer une politique macro-prudentielle efficace en sus de leur rôle palliatif en temps de crise.
Conclusion
Rappelons toutefois que même lorsqu’ils sont souhaitables, les contrôles de capitaux sont difficiles à mettre en œuvre. D’une part parce que la définition tant de l’assiette – le choix des transactions soumises aux contrôles – que du taux souhaitable n’est pas évidente. D’autre part parce qu’ils posent un certain nombre de questions politiques. D’abord limiter l’emprunt international en temps normal revient à limiter la hausse des salaires réels pour les pays de la périphérie, ce qui paraît difficilement soutenable à court terme. En outre, ils requièrent la modification d’accords préalables en union monétaire puisque la libéralisation du compte de capital est un prérequis à l’entrée dans la zone euro. Toutefois, contrairement aux dévaluations compétitives en changes flexibles, les contrôles de capitaux ne sont pas nécessairement des politiques menées « au détriment des pays voisins » comme le rappellent Schmitt-Grohé et Uribe : en temps de crise, favoriser l’emprunt de capitaux étrangers signifie aussi importer plus de biens produits à l’étranger, soutenant l’activité du reste de la zone. Farhi et Werning concluent également que les contrôles de capitaux peuvent être envisagés de manière non-coordonnée, et ce indépendamment de l’hétérogénéité des pays au sein de la zone.
Notes et références
[1] http://europa.eu/legislation_summaries/institutional_affairs/treaties/treaties_maastricht_fr.htm
[2] Robert Mundell, « The Monetary Dynamics of International Adjustement under Fixed and Flexible Exchange Rates », Quarterly Journal of Economics, vol 74, 1960.
[3] Michael B. Devereux and James Yetman, « Capital Controls, Global Liquidity Traps and the International Policy Trilemma », NBER working paper 19091, May 2013.
[4] Emmanuel Farhi and Iván Werning, « Dealing with the Trilemma : Optimal Capital Controls with Fixed Exchange Rates », NBER working paper 18199, June 2012.
[5] Stephanie Schmitt-Grohé and Martín Uribe, “Prudential Policies for Peggers,” NBER Working Papers 18031, June 2012
[6] Ricardo J. Caballero and Arvind Krishnamurthy, “Smoothing sudden stops,” Journal of Economic Theory, November 2004, 119 (1), 104–127.
Javier Bianchi and Enrique G. Mendoza, “Overborrowing, Financial Crises and ’Macro-prudential’ Taxes,” NBER Working Paper 16091 June 2010.