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Genre et précarité énergétique (Note)

 

 

Résumé :

  • Cet article aborde l’interaction entre les questions de genre et la pauvreté énergétique.
  • A travers l’étude du cas pratique des pays « Balkans occidentaux », cet article explore comment les disparités d’accès à l’énergie affectent de manière disproportionnée les femmes dans cette région.
  • Les rôles traditionnels et les normes culturelles dans les Balkans placent les femmes dans une situation de vulnérabilité accrue face à la pauvreté énergétique. Leur responsabilité dans la gestion domestique les amène souvent à sacrifier leurs propres besoins énergétiques pour ceux de la famille.
  • Le secteur énergétique est dominé par les hommes, tant dans les postes techniques que décisionnels. Cette inégalité limite les perspectives et les contributions des femmes à ce secteur crucial.

 

La pauvreté énergétique, souvent méconnue, désigne la difficulté, voire l’incapacité, d’un ménage à accéder à des services énergétiques de base à un coût abordable. Cela inclut le chauffage, la climatisation et l’électricité, ainsi que des services essentiels pour garantir un niveau de vie décent.

La pauvreté énergétique entraîne des conséquences dommageables, notamment des conditions de vie précaires. Les ménages touchés peinent à maintenir un environnement habitable, avec un accès limité au chauffage en hiver et à la climatisation en été. Cette situation peut constituer une menace pour la santé publique, causant ou aggravant divers problèmes de santé, notamment respiratoires et cardiovasculaires. Les coûts énergétiques, représentant une part importante des dépenses des ménages, les obligent parfois à faire des choix difficiles entre le maintien de leur bien-être et d’autres besoins essentiels.

En outre, la pauvreté énergétique a un impact direct sur l’éducation des enfants. Les conditions de vie précaires compromettent leur bien-être physique et mental et limitent leurs opportunités d’apprentissage, perpétuant ainsi le cycle de la pauvreté. De plus, cette problématique revêt un aspect de genre, les femmes étant souvent les plus touchées en raison de leurs rôles traditionnels dans la gestion du foyer et de la vulnérabilité économique plus élevée.

Dans cet article, nous allons examiner les liens étroits entre la pauvreté énergétique et les femmes, avant de nous concentrer spécifiquement sur la situation dans les Balkans. Cette région est particulièrement pertinente pour cette étude, car elle présente un tableau complexe de défis énergétiques liés à son histoire, sa géographie et ses dynamiques socio-économiques, offrant ainsi un cadre d’analyse significatif pour comprendre l’impact global de la pauvreté énergétique.

 

Une problématique persistante

L’accès à des services énergétiques durables et propres à un coût abordable est crucial pour l’égalité des sexes et le bien-être global. Cependant, d’importantes disparités persistent dans le monde en matière d’accès à l’énergie, affectant de manière disproportionnée les femmes, surtout dans les pays en développement. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie, environ 770 millions de personnes, majoritairement en Afrique subsaharienne, n’ont pas accès à l’électricité. Cette situation s’est aggravée avec la pandémie de COVID-19, qui a inversé les tendances positives antérieures en matière d’accès à l’énergie, particulièrement en Afrique​​​​.

La précarité énergétique, qui inclut le manque d’accès à des sources d’énergie abordables et propres, a un impact significatif sur les femmes. Elles sont souvent les principales responsables de la gestion de l’énergie au sein des ménages, particulièrement dans les pays en développement. Le temps consacré par les femmes et les filles à des activités telles que la collecte de bois de chauffage limite non seulement leur accès à l’éducation mais aussi leurs opportunités économiques. L’électrification des ménages est donc essentielle pour améliorer la scolarisation des filles et, à terme, les possibilités d’emploi pour les femmes​​​​.

En outre, la précarité énergétique a un impact direct sur la santé des femmes et des filles, en particulier dans les pays à faible et moyen revenu, où la dépendance à des sources d’énergie polluantes pour les besoins essentiels est courante. L’Organisation Mondiale de la Santé rapporte que la pollution de l’air intérieur, principalement causée par des cuisinières inefficaces utilisant des combustibles solides comme le bois, le charbon ou les excréments d’animaux, entraîne des risques accrus de maladies telles que les AVC, la pneumonie, les maladies pulmonaires et le cancer, affectant principalement les femmes et les enfants​​.

Face à ces défis, il est crucial d’intégrer une dimension sexospécifique dans la planification et l’élaboration des politiques énergétiques. Les femmes doivent être encouragées à participer activement dans le secteur de l’énergie, notamment dans les énergies renouvelables, où elles sont déjà mieux représentées que dans les secteurs traditionnels de l’énergie. La promotion de l’égalité des sexes dans le secteur énergétique peut contribuer à accélérer la transition vers des énergies plus propres et renouvelables, ce qui est essentiel pour atteindre les Objectifs de Développement Durable, notamment l’Objectif 7 (énergie propre et d’un coût abordable)​​​​.

 

Le cas des Balkans

La pauvreté énergétique révèle une dimension genrée notamment dans les économies des Balkans occidentaux. En effet, les femmes se retrouvent exposées de manière disproportionnée à la pauvreté énergétique. Ce phénomène peut être attribué à une interaction complexe de facteurs socioéconomiques, culturels et structurels qui exigent une compréhension approfondie et des interventions ciblées. Toutefois, peu de travaux de recherche ont permis d’élucider les causes sous-jacentes à cette surexposition a la pauvreté énergétique. L’objectif de cet article est d’apporter des pistes de réflexion quant aux potentiels facteurs d’écart des genres dans l’exposition à la pauvreté énergétique,

Le cercle vicieux des disparités socioéconomiques

Au cœur des asymétries d’accès à l’énergie se trouve notamment les inégalités économiques particulièrement prononcées entre les hommes et les femmes dans la région en question. L’Organisation internationale du Travail (ILO) souligne un écart significatif dans les taux d’emploi, les femmes étant constamment en retard par rapport aux hommes. En Serbie, par exemple, les taux d’emploi des femmes se situaient à 43,5 % contre 59,6 % pour les hommes en 2021 (cf. graphique ci-dessous). Cet écart d’emploi se traduit par des revenus plus faibles pour les femmes, générant des difficultés pour couvrir les dépenses essentielles, y compris la consommation d’énergie. Ilić (2023) révèle qu’en moyenne, les femmes ont gagné jusqu’à 16 % de moins que les hommes de 2015 à 2019, intensifiant leur vulnérabilité à la pauvreté énergétique.

Source : Estimations ILO

Note : les données concernant le Kosovo ne sont pas disponibles.

En effet, le sous-emploi restreint les revenus des ménages, limitant ainsi leur capacité à couvrir les coûts énergétiques. Les foyers avec un taux d’emploi plus bas ont souvent des budgets plus restreints, ce qui les rend vulnérables aux hausses des prix de l’énergie et aux coûts associés au maintien d’un niveau de confort thermique tolérable. De plus, un taux d’emploi plus faible peut conduire à des logements de moindre qualité sur le plan énergétique, avec une isolation insuffisante et des systèmes de chauffage inefficaces, ce qui entraîne des dépenses énergétiques plus élevées. En conséquence, la pauvreté énergétique est exacerbée par la combinaison de revenus limités et de conditions de logement inadéquates, créant un cercle vicieux difficile à rompre pour les ménages en situation de précarité énergétique.

 

Normes culturelles : les femmes entre devoir familial et vulnérabilité énergétique

Les normes sociales contribuent également à l’exacerbation des disparités de genre dans la pauvreté énergétique. Les rôles traditionnels dictent souvent que les femmes donnent la priorité aux besoins de leur famille plutôt qu’aux leurs. L’enquête World Value Survey révèle que 71 % de la population en Bosnie-Herzégovine était d’accord en 2019 sur le fait que « être femme au foyer est aussi épanouissant que travailler pour un salaire », soulignant la persistance des rôles traditionnels de genre. Ces attitudes hostiles envers les femmes se retrouvent également sur l’accès à l’emploi, avec 46,1 % de la population du Monténégro affirmant que les hommes devraient avoir un accès privilégié à l’emploi comparativement aux femmes (Tableau 1). Le constat est le même pour l’ensemble des pays des Balkans, suggérant une assignation aux rôles sociaux très présente, conduisant indubitablement plus de femmes à s’adonner aux tâches domestiques.  

Tableau 1 – Attitudes envers l’égalité des genres et de l’emploi

Proposition “Les hommes doivent avoir accès à l’emploi plus facilement que les femmes”

Source : World Value Survey

Cette assignation plus marquée aux responsabilités domestiques expose les femmes à une plus grande vulnérabilité énergétique. En sacrifiant leurs propres besoins énergétiques pour répondre aux exigences du foyer, elles se retrouvent souvent dans des situations où l’accès à l’énergie devient un luxe plutôt qu’une nécessité personnelle. Par « sacrifice de leurs propres besoins énergétiques », on entend que les femmes peuvent prioriser l’énergie disponible pour des besoins familiaux immédiats, comme le chauffage des pièces de vie ou la cuisson des repas, au détriment de leurs propres besoins personnels. Cela pourrait inclure, par exemple, renoncer à utiliser des appareils électriques pour leur propre confort ou développement personnel, comme les ordinateurs pour la formation en ligne ou les chauffe-eau pour un bain chaud. En d’autres termes, dans les situations où l’énergie est rare et coûteuse, les femmes peuvent se retrouver à minimiser ou à négliger leurs propres besoins en énergie pour assurer que les besoins de base du ménage soient satisfaits.

De plus, la violence domestique tend à aggraver cette vulnérabilité, comme le démontre les travaux de la sociologiste M. Hughson (2014)[1] et V. Bozanic (2016)[2] . Les femmes victimes de violences peuvent ainsi être contraintes de quitter temporairement ou définitivement leur domicile pour assurer leur sécurité, ce qui intensifie leur insécurité énergétique. Ces déplacements forcés les exposent à des conditions de vie précaires, où l’accès à des services énergétiques fiables et abordables devient encore plus complexe. Ainsi, l’association des charges domestiques et de la violence contribuent à un environnement où les femmes sont doublement affectées, augmentant significativement leur précarité énergétique.

Les hommes restent les principaux acteurs du secteur énergétique

La disparité de genre au sein du secteur de l’énergie constitue une problématique majeure contribuant de manière significative à la pauvreté énergétique. Malgré les initiatives visant à promouvoir l’égalité des sexes, le secteur de l’énergie demeure profondément déséquilibré. Les barrières, à la fois structurelles et culturelles énoncées préalablement, freinent la participation des femmes dans leur participation à ce secteur, avec un nombre limité de femmes s’engageant dans des carrières techniques liées à l’énergie. L’exclusion des femmes, à la fois dans des rôles techniques et décisionnels au sein du secteur de l’énergie, présente des implications non-négligeables. Tout d’abord, la sous-représentation des femmes dans les carrières liées à l’énergie prive le secteur de perspectives, de compétences et de talents diversifiés. Cela freine l’innovation et la créativité, éléments cruciaux pour trouver des solutions durables aux problèmes énergétiques de plus en plus préoccupants (Baruah, et Gaudet, 2022). Ensuite, l’absence de femmes dans des postes de prise de décision contribue à une gouvernance déséquilibrée et à des politiques qui pourraient ne pas prendre en compte les besoins et les aspirations spécifiques à ces dernières. Cette exclusion perpétue ainsi un cercle vicieux d’inégalités, avec des femmes qui sont restreintes dans leur contribution à la résolution des problèmes énergétiques.

Par ailleurs, les chiffres de l’IRENA (2019) révèlent que les femmes ne constituaient que 32 % de la main-d’œuvre du secteur des énergies renouvelables, avec un maigre 6 % occupant des postes de prise de décision dans les politiques énergétiques nationales à l’échelle mondiale. Encourager la diversité de genre et assurer la participation significative des femmes à tous les niveaux du secteur de l’énergie pourrait grandement participer au déploiement des objectifs de développement durable. La diversité des perspectives est essentielle pour élaborer des politiques énergétiques inclusives et équitables, et l’éventail complet des compétences féminines, souvent sous-reconnu, semble nécessaire pour relever les défis complexes auxquels le secteur de l’énergie est confronté.

De la nécessité de mettre en œuvre des politiques transformatives dans le secteur de l’énergie

Selon les Nations Unies, une approche transformative conduit à « remettre en question l’inégalité des sexes en transformant les normes et les rôles genrés néfastes, tout en contribuant à une redistribution plus équitable du pouvoir, des ressources et des services ». L’objectif d’une telle politique est de remodeler les dynamiques de pouvoir et les cadres institutionnels qui perpétuent les disparités sociales et fondées sur le genre. Pour atteindre cet objectif, la collecte de données désagrégées est essentielle, pour permettre une compréhension approfondie des défis et facilitant la formulation de politiques plus ciblées.

En outre, les politiques énergétiques doivent explicitement cibler les femmes pour assurer un accès équitable aux services énergétiques. Les politiques énergétiques dans les pays en développement et notamment dans les Balkans se concentrent généralement sur l’extension de l’accès à l’énergie, la garantie de l’accès aux services énergétiques. Cependant, une politique énergétique inclusive doit reconnaître les dynamiques sociales distinctes entre hommes et femmes, en tenant compte des disparités et de leurs besoins spécifiques. De plus, elle devrait permettre une participation équitable des femmes à toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement énergétique en favorisant l’accès a l’emploi de ces dernières a tous les échelons du secteur de l’énergie. L’adaptation de ces politiques aux contextes uniques des pays en développement est essentielle pour une action climatique efficace et un développement durable[3].

 

Références :

Baruah, B., & Gaudet, C. (2022). Creating and Optimizing Employment Opportunities for Women in the Clean Energy Sector in Canada. Journal of Canadian Studies, 56(2), 240-270.

Božanić, D. (2016). Gender and Small Arms and Light Weapons in Southeast Europe. SEESAC.

Clancy, J., & Feenstra, M. (2019). Women, gender equality and the energy transition in the EU. Publications Office of the European Union.

Hughson, M. (2014). Gender country profile for Bosnia and Herzegovina. Hemel Hempstead, UK: HTSPE Limited. Accessed March, 29, 2014.

IRENA (2019). Renewable capacity statistics 2019, International Renewable Energy Agency (IRENA), Abu Dhabi



[1] Ses travaux reviennent notamment sur les conflits violents auxquels ces pays ont fait face récemment. En Bosnie-Herzégovine, l’héritage de la guerre a créé des conditions de pauvreté, de traumatisme et de toxicomanie, contribuant à la violence domestique. L’histoire des conflits violents, les valeurs patriarcales, la dépendance économique des femmes et l’accent mis sur le rôle des femmes dans le maintien de la famille ont créé des conditions où la violence domestique est acceptée.

[2] Selon ses travaux, la prévalence de armes légères contribue à la violence domestique, généralement perpétrée par des hommes contre des femmes. Les hommes impliqués dans la guerre ou les conflits militaires sont plus susceptibles d’utiliser une arme à feu dans la violence domestique que les autres.

[3] Clancy et al., 2016 ; ENERGIA ; IRENA, 2019 ; Nations Unies