Utilité de l’article : Les dettes publiques ont fortement augmenté depuis la crise financière, suscitant une certaine inquiétude malgré des taux d’intérêt très bas (proches de 0). Cet article vise à résumer les coûts et les bénéfices d’un accroissement dette publique tels que récemment exposés par l’économiste Olivier Blanchard dans son adresse présidentielle à l’American Economic Association.
Résumé :
- Les dettes publiques ont fortement augmenté depuis la crise financière de 2008 dans les pays développés;
- Dans un contexte de taux d’intérêt bas, elles demeurent actuellement soutenables ;
- Le coût lié à l’éviction de l’investissement privé excède les bénéfices de la dette publique mais le coût total reste modéré ;
- Les risques sont plus importants dans des petites économies ou dans une union monétaire mais les arguments économiques pour une consolidation fiscale rapide sont limités.
La récente communication de l’économiste Olivier Blanchard[i] à l’American Economic Association a relancé le débat sur l’accroissement des dettes publiques observé depuis la crise financière de 2008. La hausse a été de l’ordre de 40 points de PIB aux Etats Unis depuis 2007, de 30 points de PIB en France et de plus de 60 points au Japon (voir graphique 1). Ces évolutions peuvent légitimement inspirer une certaine inquiétude. Ces dettes seront-elles « soutenables » et ne représenteront-elles pas un poids excessif pour les générations futures ? Pourtant, dans le même temps, la charge des intérêts de la dette est restée au même niveau aux Etats Unis, et a même diminué au Japon ou en France (voir graphique 2). Comment expliquer ce paradoxe ?
La hausse de la dette publique s’est produite dans un contexte de taux d’intérêt historiquement bas. Ces taux sont inférieurs au taux de croissance de l’économie. Nous sommes dans un monde où r<g, r désignant le taux d’intérêt nominal[ii] sur les dettes publiques et g le taux de croissance nominal, les deux taux désignant des valeurs moyennes pour un pays donné. Ce constat a amené Olivier Blanchard à réévaluer les coûts et les bénéfices d’un accroissement la dette publique. Quelles sont les bénéfices et les coûts pour une économie développée relativement peu sensible aux chocs extérieurs, comme les Etats Unis ? Quelles leçons peut-on en tirer pour des économies développées d’une moindre envergure ou pour la Zone Euro ?
I . La dette publique : soutenable et potentiellement bénéfique si r<g
Pourquoi un écart négatif entre le taux d’intérêt et le taux de croissance est-il important pour la dette publique ? Une première raison est que la dette publique a une probabilité plus forte d’être soutenable dans ce cas de figure. Prenons un exemple simple : supposons que le déficit public primaire (avant prise en compte des intérêts) soit de 0 %, et que la dette publique représente 100 % du PIB. Comment va évoluer le ratio dette publique/PIB ? Le numérateur va croitre au même rythme que le taux d’intérêt, tandis que le dénominateur augmentera au même rythme que le taux de croissance[iii]. Si le taux d’intérêt sur la dette publique est inférieur au taux de croissance, le numérateur augmente moins vite que le dénominateur. Le ratio dette publique sur PIB diminuera progressivement. Il est assez facile de généraliser le raisonnement[iv] et de montrer que, si le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, alors, en longue période, la dette publique n’explose pas mais converge vers un niveau de dette stable pour n’importe quel niveau de déficit primaire constant[v]. Un écart positif entre le taux de croissance et le taux d’intérêt assure la soutenabilité de la dette à long terme. Cela explique par exemple que le Japon paie une charge d’intérêt aussi faible malgré une dette publique supérieure à 200 % du PIB.
La dette publique est non seulement soutenable, mais peut aussi être socialement bénéfique sur certains plans. L’idée fut formalisée par le prix Nobel d’Economie Peter Diamond en 1965 dans son article « national debt in a neoclassical growth model ». L’épargne permet aux agents économiques de transférer leurs revenus du présent vers le futur. Mais, si l’investissement privé est insuffisant pour absorber cette épargne, les ménages et les entreprises ne peuvent accumuler suffisamment de capital pour, par exemple, maintenir leur niveau de vie une fois à la retraite ou en période de chômage. La dette publique constitue alors un placement alternatif qui permet ces transferts de revenu du présent vers le futur[vi]. Dans ce cas de figure, l’accroissement de la dette publique aura un effet positif sur le « bien-être »[vii] des agents. Il est possible de montrer que, là aussi, cet effet n’existe que si le taux d’intérêt des obligations d’état est inférieur au taux de croissance[viii]. L’effet est d’autant plus important que l’écart entre les deux taux est élevé. La dette publique peut aussi être bénéfique si elle permet de financer des investissements publics dont le rendement social est élevé (comme l’éducation ou la recherche fondamentale). Quand les taux d’intérêts sont bas, davantage de projets d’investissement public ont un rendement social supérieur au coût de l’emprunt, ce qui peut justifier là aussi d’une augmentation de la dette publique.
Il y a toutefois une objection à ce raisonnement. Les taux d’intérêt bas actuels peuvent être une conséquence transitoire de la crise financière de 2008 et des politiques monétaires mises en place par la suite. Ils pourraient revenir progressivement à des valeurs plus proches de leur moyenne historique et ainsi dépasser le taux de croissance. Le problème avec cet argument est que, sur longue période, un taux d’intérêt sur la dette publique inférieur au taux de croissance est la norme plutôt que l’exception. Le graphique 3 représente le taux d’intérêt à 10 ans sur la dette fédérale américaine et le taux de croissance nominale de l’économie américaine. Le second a été supérieur au premier pendant les années 60 et 70 et depuis 2000. Le taux d’intérêt n’a été significativement supérieur que dans les années 80 (voir aussi Jorda et al. 2017 pour une analyse depuis 1870). Ce résultat est d’autant plus intéressant que les taux à 10 ans peuvent surestimer le coût des emprunts pour l’Etat américain. Une partie des obligations d’Etat sont émises sur des maturités plus courtes pour lesquelles les taux d’intérêt sont plus faibles. Olivier Blanchard construit un taux d’intérêt ajusté prenant en compte les différentes maturités[ix]. Le taux de croissance n’est que très rarement inférieur à ce taux ajusté, même durant les années 80 et 90 (voir fig. 4). Ce phénomène ne semble pas être spécifiquement américain. Ainsi, Barrett (2018) estime que l’écart de long terme[x] entre le taux d’intérêt et le taux de croissance est négatif non seulement pour les Etats Unis mais aussi pour l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni.
II . Le coût de la dette publique : l’éviction de l’investissement privé
La dette publique peut demeurer soutenable malgré un niveau élevé dans un environnement de taux bas et peut même présenter des avantages. Cependant, elle a toujours un coût : celui d’évincer le capital privé. En théorie, une forte demande de financement par le gouvernement renchérit le coût du capital pour les entreprises et les particuliers. Ceux-ci sont amenés à diminuer les investissements dont le rendement est devenu inférieur au coût du capital, entrainant une réduction de l’investissement total. L’impact néfaste de cet effet d’éviction dépend de la différence entre le rendement marginal[xi] du capital privé et le taux de croissance de l’économie. Plus ce rendement est élevé, plus la diminution de la production consécutive à la réduction de l’investissement sera forte. Les données historiques suggèrent que, contrairement au taux d’intérêt sur la dette publique, le rendement du capital privé est supérieur au taux de croissance. Ainsi, le rendement moyen du capital, mesuré par le ratio entre l’excédent net d’exploitation[xii]et les actifs des entreprises non financières évalués à leur coût de remplacement, est stable autour de 10 % en moyenne aux Etats Unis depuis le début des années 80, un chiffre largement au-dessus du taux de croissance de l’économie[xiii]. Cet écart suggèrerait que l’impact négatif de l’effet d’éviction surpasse les bénéfices potentiels de la dette publique.
L’incertitude demeure toutefois forte autour de cet effet. Deux éléments peuvent l’atténuer. Les frictions financières (par exemple des limites maximales imposées à l’endettement des agents privés, ou des « surprimes » de risque exigées sur les obligations émises par les entreprises) peuvent limiter la réponse de l’investissement privé consécutive à une hausse du taux d’intérêt engendrée par le surcroit de dette publique. Ensuite, les mesures du rendement moyen du capital peuvent surestimer le rendement marginal du capital si les profits incluent des rentes de monopoles ou d’oligopoles. Or, certains travaux suggèrent que ces rentes ont augmenté aux Etats Unis (voir De Loecker et Eeckhout 2017, Gutierrez et Philippon 2016). Geerolf (2019) présente un argument connexe et suggère qu’une partie importante des profits rémunère la détention de la terre et non la détention du capital. La stabilité du ratio entre le profit des entreprises et leurs actifs pourrait donc cacher une diminution du rendement marginal du capital, réduisant le coût associé à l’éviction de l’investissement privé.
Prenant en compte l’effet positif des transferts intergénérationnels et l’effet négatif de l’éviction de l’investissement privé, Blanchard simule[xiv] l’impact de la dette publique sur le bien-être[xv]. Une hausse de la dette publique de l’ordre de 15 points de PIB à l’instant 0 génère une baisse du « bien-être » de 1 % en moyenne au bout de 100 ans. La plupart des simulations génèrent des baisses comprises entre 0 et 2 % du bien être sur le long terme. Le coût de la dette publique pour les générations futures est supérieur à ses bénéfices mais l’effet total demeure modéré. Ce résultat est sensible aux hypothèses retenues mais peu d’éléments plaident pour un coût élevé.
III . Quelles leçons peut-on tirer pour des économies plus sensibles aux chocs externes ?
L’argumentation d’Olivier Blanchard est développée dans le cadre théorique d’une économie fermée, sans échanges financiers ou commerciaux avec l’extérieur. Cette approximation peut sembler pertinente pour une grande économie relativement peu sensible aux chocs extérieurs comme les Etats Unis. Est-elle valable pour une petite économie ouverte ou pour des pays participant à une union monétaire comme ceux de la zone euro ? Il est difficile de se prononcer. Certaines spécificités peuvent accroitre le coût de la dette publique.
Dans des économies d’une moindre envergue que les Etats-Unis et plus vulnérables aux mouvements de capitaux, la progression de la dépense publique peut interagir avec la dynamique du taux de change. En effet, le risque est que les investisseurs, inquiets de la dynamique de la dette publique, vendent simultanément leurs obligations d’Etat libellées en monnaie domestique, provoquant une attaque sur le taux de change. Les récents déboires de l’économie argentine fournissent un exemple de crise de change, provoquée notamment par l’accumulation de déficits primaires.
Dans une union monétaire, un risque similaire existe. Les différents pays sont très sensibles au risque de coordination des investisseurs sur ce que les économistes appellent un « mauvais » équilibre : les investisseurs anticipent des difficultés pour rembourser les dettes de certains Etats, exigent des primes de risques élevés, ce qui augmente les taux d’intérêt, alourdissant la charge de la dette et alimentant effectivement un risque de défaut souverain. En théorie, une banque centrale a la possibilité d’intervenir pour empêcher ce type d’attaque. Dans une union monétaire, ces interventions posent des problèmes importants. Elles supposent que la banque centrale distingue les crises de « liquidité » dues à une coordination sur un mauvais équilibre et les vraies crises de solvabilité dues à une trajectoire explosive de la dette de l’un des états participant à l’union monétaire. Une définition trop large des crises de liquidité risque d’inciter les gouvernements à mettre en place des politiques budgétaires trop laxistes, ce qui peut déboucher sur un biais inflationniste au sein de la zone. Une définition trop restrictive rend les dettes publiques vulnérables aux attaques spéculatives, ce qui peut fragiliser les systèmes financiers des pays membres et induire un risque de redénomination[xvi]. Une solution est d’éviter d’accumuler des dettes publiques en premier lieu pour éviter de telles attaques sans recourir à l’intervention de la banque centrale ou pour éviter toute ambiguïté sur la soutenabilité de la dette en cas d’attaque. Le risque est alors un biais « austéritaire » néfaste en période de crise économique. Il faut également souligner que ce risque d’attaque « spéculative » sur la dette publique dépend des spécificités institutionnelles de chaque union monétaire : mécanismes de solidarité budgétaire entre les pays membres, intégration des systèmes financiers, présence d’un actif sans risque commun à l’ensemble de la zone en quantité suffisante, existence d’un préteur en dernier ressort etc.
Conclusion
Le coût des dettes publiques excède probablement leurs bénéfices. Mais, dans des économies importantes comme les Etats-Unis, et dans un contexte de taux d’intérêt durablement inférieurs au taux de croissance de l’économie, ce coût demeure modéré et des dettes publiques aussi élevées que la dette japonaise peuvent demeurer soutenables.
D’autres risques peuvent émerger notamment dans des économies vulnérables à des mouvements rapides de capitaux ou dans une union monétaire. Cela suggère que la consolidation fiscale, c’est à dire la réduction de la dette publique, est un objectif légitime de politique économique. Toutefois, il n’y aurait pas de gain évident à une consolidation fiscale trop forte et trop rapide.
Références
Abel. A., Mankiw. N., Summers. L. and Zechauser. R. (1989), « Assessing Dynamic Efficiency: Theory and Evidence », Review of Economic Studies, 56, 1-20.
Barrett. P. (2018), » Interest-Growth Differentials and Debt Limits in Advanced Economies », IMF Working Papers
Blanchard. O. (2018), « Public debt and low interest rates », AEA presidential address
Diamond. P. (1965), « National debt in a neoclassical growth model », American Economic Review, 55, 1126-1150.
De Loecker. J., and Eeckhout. J. (2017), « The Rise of Market Power and the Macroeconomic Implications » NBER Working Papers 23687.
Geerolf. F. (2018), « Reassessing Dynamic Efficiency », mimeo.
Gutiérrez, G., and Philippon. T. (2016), “Investment-less Growth: An Empirical Investigation” NBER Working Papers 22897.
Jorda.O., Knoll.K., Kuvshinov.D., Schularick.M. and Taylor. A. (2017), « The rate of return on everything, 1870-2015 », NBER Working papers 24112.
[i] , professeur au MIT, ancien chef économiste du Fonds Monétaire International, et ancien Président de l’American Economic Association,
[ii] Par opposition au taux d’intérêt réel, lequel est égal au taux d’intérêt nominal retranché du taux d’inflation.
[iii] Le raisonnement fonctionne en utilisant le taux d’intérêt nominal et le taux de croissance nominal ou alternativement en utilisant les taux d’intérêt réel et de croissance réel (retranché de l’inflation).
[iv]Le résultat est valable dans un environnement certain avec des valeurs de r et de g et un déficit primaire constant. Le ratio dette publique/PIB suit alors une suite arithmético-géométrique convergente. Le résultat n’est plus automatique si le taux d’intérêt, le taux de croissance et le surplus primaire sont des variables aléatoires, mais leur volatilité ne semble pas assez forte pour remettre en cause la validité du résultat (voir l’analyse de Blanchard sur la question. La corrélation entre périodes de déficit primaire et de faibles taux d’intérêt plaideraient plutôt pour un domaine de convergence élargi. L’analyse ne prend pas en compte les effets de l’ouverture de l’économie et la possibilité d’équilibres multiples.
[v] Cela n’exclut pas des accroissements temporaires de la dette publique dû à de forts déficits primaires dans des situations où la dette est initialement faible.
[vi] Un tel raisonnement n’est pas a priori valable dans des économies avec un système de retraite par répartition et d’assurance chômage développé. En fournissant des revenus de remplacement, ceux-ci limite en théorie le besoin d’épargne de précaution ou en prévision de la retraite. La dette publique et un système de retraite par répartition fonctionne comme des substituts dans ces modèles. Dans la pratique, cependant, les taux d’épargne observés ne sont pas systématiquement plus bas dans ce type d’économies.
[vii]Le bien être est ici l' »utilité » d’une génération donnée.
[viii] Plus précisément le taux d’intérêt « sans risque », en règle général assimilé aux taux des obligations d’état
[ix] Blanchard prend également en compte la fiscalité des intérêts. Une partie des obligations d’état américaines sont détenues par des résidents américains et sont donc fiscalisées, ce qui réduit la charge d’intérêt effectivement payée par l’état fédéral.
[x]Barrett postule l’existence d’un écart de long terme stable entre taux de croissance et taux d’intérêt
[xi]La production supplémentaire générée par une unité supplémentaire de capital.
[xii] L’excédent net d’exploitation correspond aux bénéfices d’exploitation des entreprises avant provisions, intérêts et taxes des entreprises financières. Il est égal à l’excédent brut d’exploitation retranché des dotations aux amortissements (ou de manière équivalente, retranché de la dépréciation du capital).
[xiii] La question est directement reliée à la notion d’inefficience dynamique introduite par Diamond (1965). Si le rendement du capital net de net de dépréciation est inférieur au taux de croissance, l’économie est dynamiquement inefficiente. Abel et al. (1989) ont étudié de manière systématique si les économies modernes étaient dynamiquement inefficientes et ont rejeté cette hypothèse. Leur résultat ne tient toutefois pas compte de l’existence possible de rentes.
[xiv]Dans un modèle simple à générations imbriquées où plusieurs générations coexistent. Ces modèles diffèrent des modèles à agents représentatifs dans lesquels tous les individus sont similaires et ont un horizon infini.
[xv] Défini comme dans la partie précédente.
[xvi] Le risque de redénomination correspond au risque d’un état membre sortant de l’union monétaire.