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La nécessaire transformation digitale en Amérique latine (Note)

Utilité de l’article : Comprendre dans quelle mesure la transformation numérique peut être un relai de croissance dans une région où l’économie est atone depuis plusieurs années. Il s’agit également d’identifier les défis que doit surmonter la région pour mener à bien cette transformation.

 

Résumé :

  • De 2014 à 2019, la croissance du PIB de l’Amérique latine et Caraïbes (ALC) s’est élevée à seulement +0,5 % en moyenne annuelle et a enregistré en 2020 le plus important recul de l’activité économique relativement aux autres régions dans le monde.
  • La productivité totale des facteurs de production de la région est aujourd’hui inférieure à son niveau de 1960 et sa contribution au PIB au cours des dernières années a été négative.
  • La transformation numérique représente une opportunité pour augmenter le potentiel de croissance grâce aux gains de productivité qu’elle pourrait générer.
  • Les pays de la région doivent relever de nombreux défis pour accélérer la transformation digitale. Les infrastructures, la modernisation du système d’éducation et de formation, la digitalisation des entreprises et la cyber-sécurité, devraient faire partie des priorités des gouvernements.

 

Dans les années 2000-2014, l’augmentation du rythme de croissance en Amérique latine et Caraïbes (ALC), faisait régner un certain optimisme. Malheureusement, cette croissance en trompe-l’œil, essentiellement due à la hausse des prix des matières premières, a laissé place à la désillusion. Dans un contexte de chute des cours internationaux, ces dernières années ont révélé les faiblesses structurelles de la région (manque de diversification du tissu productif, déséquilibres macroéconomiques, pauvreté structurelle, manque de compétitivité, etc.).

 

La crise de la Covid-19 a renforcé encore davantage ce triste constat. Mais alors que les perspectives de reprise sont relativement limitées, il est nécessaire d’identifier les leviers qui permettront d’augmenter le potentiel de croissance. C’est dans ce cadre que la transition numérique offre une fenêtre d’opportunité dont l’ALC peut difficilement se passer.

 

1. La région prise au piège dans la trappe à revenu intermédiaire

Bien que les années 2000-2013 aient généré un certain optimisme au sein de la région avec une croissance en moyenne annuelle d’environ +3,2 %, celle-ci est restée inférieur à la moyenne mondiale (plus de 5%). Néanmoins, cette période a été marquée par l’amélioration de nombreux indicateurs comme l’indice de développement humain ou le taux de pauvreté. Pourtant, les années suivantes ont rompu cette dynamique fragile. La croissance a chuté à +0,5 % en moyenne annuelle entre 2014 et 2019, pénalisée par la baisse des cours des matières premières. La pauvreté a alors augmenté et certains pays ont renoué avec leurs vieux démons (inflation, récessions à répétition, volatilité, instabilité politique, crise de la dette publique, etc.).

 

En 2020, l’ALC a été la région la plus durement frappée par la crisede la Covid-19, qui s’est traduite par la pire dépression économique depuis 120 ans avec un recul du PIB de 7,5% (vs. +3,5% au niveau mondial). Bien que le FMI prévoit une croissance de +4,1% en 2021 et +2,9% en 2022, la reprise sera très décevante et inférieure à la moyenne mondiale (+5,5% et +4,2%). D’après la Commission économique pour l’ALC la région retrouvera son niveau de PIB d’avant crise seulement d’ici 2023.

 

2. La transition numérique stimule les gains de productivité

La transformation numérique ou digitale (TN ou TD), désigne l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) pour recueillir, stocker, analyser et échanger des informations (selon la définition dugouvernement en France). Elle améliore les gains de productivité[1] et le potentiel de croissance. La TN pourrait donc jouer un rôle clé dans la relance post Covid.

 

Le haut-débit, le cloud computing, l’internet des objets, le big data, le e-commerce, l’intelligence artificielle, la robotisation, etc., augmentent la productivité des entreprises. Ils permettent d’automatiser les tâches, de simplifier les process, de recourir au télétravail, de mieux gérer les données et relations clients, d’optimiser la logistique, etc. De plus, la TN favorise la digitalisation de l’administration, nécessaire pour faciliter l’entrepreneuriat et alléger la bureaucratie qui pèse sur les entreprises. Selon le classement Ease of doing business de la Banque Mondiale, en 2019,il fallait environ trois fois plus de temps en ALC que dans les pays de l’OCDE pour créer une nouvelle entreprise.

 

La productivité multifactorielle[2] de l’ALC est aujourd’hui inférieure à son niveau de 1960. Entre 2003 et 2016, sa contribution au PIB a même été négative (-0,5 %)[3]. Concernant la productivité du facteur travail, de 1950 à 2019, sa croissance est restée faible et l’écart avec les pays développés s’est creusé.

La productivité régionale est pénalisée par une spécialisation les secteurs à faible valeur ajoutée (matières premières) et une faible utilisation des NTIC dans le reste de l’économie. Seules 18 % des entreprises avaient recours au e-commerce[4] et 40 % des microentreprises ne possédaient pas de boite mail. L’augmentation de 1 % de l’indice de digitalisation de la Banque de développement latino-américaine entraînerait une hausse de 0,32 % du PIB grâce aux gains de productivité[5].

 

En matière de TD, l’ALC accuse un retard important et persistant vis-à-vis des pays développés même si elle progresse. En 2018, l’indice de digitalisation de la Banque de développement latino-américaine était de 51/100 (contre 34 en 2010) et de 72 en moyenne pour pays de l’OCDE (contre 54 en 2010)[6]. La pandémie a accéléré la digitalisation comme le montrent l’explosion du e-commerce[7] ou du télétravail qui reste tout de même limité (seuls 22 % des emplois sont télétravaillables car l’emploi informel représente toujours près de 50 % des emplois au sein de la région ALC)[8].

 

3. Accélérer la transformation numérique pour reconstruire une économie dynamique et résiliente

 

Selon les projections de la Banque latino-américaine de développement, en 2030, l’ALC aura le même niveau d’indice de digitalisation que les pays de l’OCDE en 2015. Autrement dit, la région accuse un retard d’environ quinze ans, d’où la nécessité d’accélérer la transformation numérique.

 

Tout d’abord, il est nécessaire d’accroître l’investissement dans les infrastructures de télécommunications. Avant la crise de la Covid-19, les pays latino-américains investissaient 483 USD PPA[9] par habitant contre 852 USD pour les pays membres de l’OCDE dans les infrastructures de réseau à bande large (très haut débit). Celles-ci représentaient en 2019, 68 % des connexions internet fixes et moins de 50 % pour l’internet mobile dont la vitesse de téléchargement était plus de deux fois inférieure à celle de la moyenne de l’OCDE (32 vs 71 Mbps).

 

Pour pouvoir rattraper le niveau des pays développés, la région devrait investir 160 Mds USD entre 2021 et 2025 contre les 100 Mds USD prévus (soit 12 Mds USD de plus par an). Par ailleurs, en 2019, la 2G et 3G représentaient encore 66 % des connexions et le développement de la 5G sera très lent
(7 % des connexions en 2025 contre 48 % en Amérique du Nord et 34 % en Europe[10]). A noter qu’en 2019, 34 % de la population régionale, soit plus de 250 millions de personnes, n’avaient pas accès à internet contre seulement 13 % dans les pays à hauts revenus[11]. Cependant, ce taux diminue rapidement car il était encore de 49 % en 2014.

 

Il esturgent de moderniser l’éducation et la formation. Effectivement, les NTIC accélèrent le processus de destruction des secteurs obsolètes au profit de la création de nouveaux secteurs. Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, dans les prochaines années, 16 % des postes risquent de disparaître, remplacés par la technologie (chiffre brut sans tenir compte des nouveaux emplois créés par la TN)[12]. Les travailleurs qui exercent dans des secteurs obsolètes sont donc plus exposés au risque de chômage, d’où l’importance de la réallocation du capital humain sans laquelle il sera plus difficile des bénéficier des gains de productivité générés par la TD.

 

Le système éducatif doit orienter les élèves vers les activités du futur à plus forte valeur ajoutée, or de nombreux établissements n’ont même pas accès à une connexion internet (26 % contre 5 % dans les pays de l’OCDE)[13]. De plus, en 2019, 58 % des directeurs d’établissements accueillant des jeunes de 15 ans, estimaient que leurs professeurs n’étaient pas suffisamment formés pour intégrer les NTIC dans les différents enseignements[14]. La formation des professionnels doit aussi être renforcée car plus de la moitié des adultes ne disposait pas des connaissances suffisantes pour effectuer des tâches informatiques basiques.

 

La modernisation passe nécessairement par l’équipement des établissements scolaires (ordinateurs et logiciels), le renforcement des filières d’études adaptées aux nouveaux besoins du marché du travail et bien sûr, la formation des professeurs et travailleurs à l’utilisation des NTIC. Étant donné les faibles marges budgétaires dont disposent les pays de l’ALC, il faudrait réorienter certaines dépenses vers ces investissements. A noter que les outils d’enseignement à distance peuvent réduire les coûts de formation des enseignants et travailleurs. Dans le même temps, la région peut s’appuyer sur les banques de développement ou les programmes d’aides (Europaid pour l’UE), dont certaines lignes de financement sont spécifiquement dédiées à des projets liés à l’éducation et à l’emploi.

 

Au-delà des aspects économiques, les Etats doivent promouvoir l’usage des NTIC et l’innovation. Le volontarisme des gouvernements est essentiel pour opérer un changement culturel. Il faut sensibiliser les populations concernant les opportunités dont elles peuvent bénéficier (meilleure employabilité, salaires et conditions de travail). Les entreprises ont aussi un rôle à jouer, en prenant conscience qu’investir dans la formation de leurs salariés peut les faire gagner en compétitivité et innovation.

 

Par ailleurs, il faudrait accompagner les entreprises dans leur processus de digitalisation. La TN doit inclure les microentreprises qui représentent 90 % du tissu d’entreprises et 28 % du PIB de la région. Le déploiement des NTIC peut améliorer la compétitivité des PME, faciliter leur internationalisation et favoriser l’innovation, mais il se heurte à un manque de ressources financières et humaines.Une fois encore, se pose la question épineuse du financement mais certaines actions sont réalisables sans peser excessivement sur les finances publiques. Les pays peuvent, par exemple, ouvrir des lignes de crédits préférentiels pour financer la transformation numérique de leurs entreprises. Parallèlement, les organismes tels que les chambres de commerce, peuvent renforcer la formation en présentiel ou à distance des salariés et entrepreneurs. Ces derniers doivent comprendre pourquoi et comment intégrer les NTIC. Les programmes d’aides au développement sont aussi très utiles. A titre d’exemple, le programme Europaid a lancé un appel d’offres en 2018, pour favoriser la TD des PME au Guatemala.

 

La Cyber-sécurité est quant à elle un enjeu majeur dans un contexte de croissance des attaques de hackers. Selon Deloitte[15], entre 2017 et 2018, 40 % des entreprises en ALC ont été victimes de cyberattaques. Pourtant, en 2020, seul un pays de la région sur cinq avait élaboré une stratégie nationale de cybersécurité[16] alors que l’ALC obtient de piètres performances au classement de l’indice global de sécurité (le premier grand pays, le Mexique, apparaît à la 63ème position sur 175[17]).

 

La digitalisation fait l’objet de plans nationaux dans la plupart des pays mais ils ne sont pas forcément bien calibrés ou correctement appliqués. Afin de promouvoir la coopération et de favoriser les échanges de bonnes pratiques, l’Agenda Digital pour l’Amérique latine et les Caraïbes a été créé.

 

Conclusions

Dans un contexte de sortie de crise post Covid-19,la transformation digitale apparaît comme une opportunité unique pour augmenter le potentiel de croissance de l’Amérique latine et Caraïbes, grâce aux gains de productivité qui en résultent.

Cependant, malgré quelques progrès notables, la région accuse un retard persistant vis-à-vis des pays de l’OCDE. Par conséquent, il est d’autant plus important de mettre en place une politique visant à accélérer significativement la transition numérique. L’investissement dans les infrastructures, la modernisation du système d’éducation et de formation des adultes, la cyber-sécurité et la règlementation font partie des principaux piliers sur lesquels doit s’appuyer la stratégie digitale.

 

 

Bibliographie

“Perspectivas económicas de América Latina 2020 transformación digital para una mejor reconstrucción”, 2020, Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbe (ONU).

“La digitalización : Una clave para el crecimiento futuro de América latina”, 2018, Centre d’étude des télécommunication d’Amérique latine.

“Brecha digital y oportunidades para un mercado digital regional en la post- pandemia”, 2020, CAF

“Productividad: Pymes y Transformación Digital”, 2020, Banque de développement d’Amérique latine.

“La necesidad urgente de transformación digital en Latinoamérica”, 2020, Entrepreneur.

The Mobile Economy”, 2020, GSMA

“Individuals using the Internet (% of population) – Latin America & Caribbean, High income”, Banque mondiale

“1 de cada 4 empresas en América Latina sufrieron ciberataques en los dos últimos años”, 2021, Semana

“Así está la seguridad digital en América Latina y el Caribe”, 2020, El Espectador.

 


[1]Efficience d’utilisation des facteurs travail et/ou capital dans le processus productif (OCDE). Augmentation du rapport production/ressources.

[2]Capital et travail

[3]https://issuu.com/ahciet/docs/una_clave_para_el_futuro_crecimient

[4]http://www.sela.org/media/3220751/brecha-digital-y-oportunidades-para-un-mercado-digital-regional-en-la-post-pandemia-caf.pdf

[5]Fondé sur huit piliers 1) Infrastructures, 2) Connectivité, 3) Digitalisation des ménages, 4) digitalisation de la production, 5) Industrie 4.0, 6) Facteurs de production (dont capital humain), 7) Concurrence dans l’écosystème numérique, 8) Règlementation et politiques publiques.

[6]http://www.sela.org/media/3219232/productividad-pymes-y-transformacion-digital.pdf

[7]http://www.sela.org/media/3220751/brecha-digital-y-oportunidades-para-un-mercado-digital-regional-en-la-post-pandemia-caf.pdf

[8]https://www.entrepreneur.com/article/354659

[9]Parité de pouvoir d’achat, qui prend en compte le pouvoir d’achat des monnaies pour effectuer des comparaisons internationales

[10]https://www.gsma.com/mobileeconomy/

[11]https://data.worldbank.org/indicator/IT.NET.USER.ZS?locations=ZJ-XD

[15]https://www.semana.com/tecnologia/articulo/empresas-en-colombia-sufren-de-ataques-ciberneticos-regularmente/273870/

[16]https://www.elespectador.com/noticias/tecnologia/asi-esta-la-ciberseguridad-en-america-latina-2/

[17]https://www.itu.int/dms_pub/itu-d/opb/str/D-STR-GCI.01-2018-PDF-E.pdf