Résumé :
– La crise financière de 2008 a conduit à une utilisation accrue des outils macroprudentiels, notamment dans les pays émergents. Des contraintes d’économie politique déterminent en partie les modes d’utilisation de ces outils.
– Les lobbies bancaires s’opposent généralement à de nouvelles mesures réglementaires mais certains facteurs peuvent favoriser l’acceptation des politiques macroprudentielles par les banques : crises financières localisées auxquelles répondent les outils macroprudentiels, lisibilité et application large des mesures.
– Le pouvoir politique peut chercher à assigner au mandat macroprudentiel d’autres objectifs que la seule stabilité financière. Ceci transparaît dans les objectifs explicitement assignés au régulateur macroprudentiel ou dans la composition de l’organe dirigeant de ce régulateur.
– Certaines dispositions peuvent permettre de favoriser l’acceptation des politiques macroprudentielles par les citoyens.
La crise financière de 2008 a conduit à une utilisation accrue des outils macroprudentiels, dans les pays émergents comme avancés, ainsi qu’au développement d’une réflexion sur leur application. Les politiques macroprudentielles sont apparues comme un moyen d’assurer la stabilité du système financier en dépit de l’existence de cycles économique et financier, notamment en modérant la croissance du crédit en période de boom. Les problématiques opérationnelles liées à la mise en place de ces outils ont donc récemment pris de l’importance dans la littérature sur le sujet (Fonds Monétaire International, 2013). Une des problématiques évoquées dans la littérature est celle de l’économie politique.
Au sens strict, l’économie politique « s’attache à représenter les contraintes et les processus de décision politiques » qui gouvernent les choix de politiques économiques (Bénassy-Quéré et al., 2012). Cette démarche étudie comment l’action du pouvoir politique en matière économique peut poursuivre d’autres objectifs que l’intérêt général et comment les instruments de cette action, visant initialement à se rapprocher d’un optimum social, peuvent être détournés de leur finalité première. Dans le cas de la politique macroprudentielle, il s’agit de voir comment le pouvoir politique peut en subvertir les outils pour atteindre d’autres objectifs que celui de stabilité financière à travers le cycle. Nous employons ici la notion d’économie politique dans une acception large. Nous considérons que les banques peuvent elles aussi entraver la réalisation des objectifs de la politique macroprudentielle par le lobbying qu’elles exercent auprès du pouvoir politique et donc être source de problèmes d’économie politique.
Nous recourons à des données originales sur un échantillon de seize pays [1]. Ce travail nous permet de mettre en évidence des faits stylisés relatifs à l’influence du pouvoir des décideurs publics et privés sur les politiques macroprudentielles.
Le Graphique 1 indique l’évolution du nombre de décisions macroprudentielles par an pour l’échantillon des 16 pays. On note une très forte augmentation du nombre de mesures entre 2009 et 2010.
Graphique 1 : Nombre de décisions macroprudentielles par an sur l’échantillon de 16 pays.
Source : DG Trésor, BSi Economics
Le Graphique 2 ci-dessousprésente pays par pays la chronologie des décisions individuelles (chaque point noir représente une mesure) ainsi que la date de création de l’entité macroprudentielle dédiée quand elle existe. Ce graphique montre que les politiques macroprudentielles ont été employées plus tôt et plus fréquemment dans les pays émergents par rapport aux pays avancés et que depuis 2010 leur utilisation s’est fortement intensifiée dans tous les pays de l’échantillon.
Graphique 2 : Chronologie des mesures macroprudentielles dans les pays de l’échantillon
1 – Les facteurs déterminant le niveau d’acceptation des politiques macroprudentielles par les banques
Les politiques macroprudentielles (PMP) semblent d’autant mieux ancrées dans le paysage réglementaire qu’elles trouvent leur origine dans une crise financière grave ou dans un épisode de fragilité financière particulièrement aigu. En Corée, le souvenir de la crise de 1997-1998 et le développement de la bulle immobilière du début des années 2000 ont incité les autorités coréennes à mettre en place des PMP dès les années 2000 (limite sur le ratio de LTV [2] en septembre 2002 et sur celui de DTI [3] en août 2005) (FMI, 2013a). En Colombie, la solidité du secteur bancaire repose en grande partie sur la mise en place d’importantes mesures réglementaires à la suite de la crise financière de 1998-1999 parmi lesquelles des mesures macroprudentielles : introduction de limites sur les ratios de LTV et de DTI (1999), interdiction d’emprunter en devises pour prêter en monnaie locale ou encore limites sur le maturity mismatch des prêts en devises (Résolution 8 de 2000).
Une politique monétaire non indépendante est susceptible de renforcer l’intérêt d’un pays pour les mesures macroprudentielles et d’en favoriser l’acceptation par son secteur bancaire. Les PMP constituent en effet un outil de pilotage macroéconomique supplémentaire pour les autorités (FMI, 2013a).En l’absence de marges de manœuvre de politique monétaire elles peuvent apparaître au gouvernement et au secteur financier comme un moyen de contrôler les épisodes de surchauffe, surtout si certains secteurs de l’économie sont sujets à la formation de bulles.Hong Kong, qui ne dispose pas d’une politique monétaire indépendante fut ainsi une des premières juridictions à mettre en place des PMP au début des années 1990 pour se prémunir contre les bulles immobilières. On peut penser que ce choix était lié à la non indépendance de la politique monétaire du territoire, les politiques macroprudentielles offrant un outil de pilotage économique supplémentaire.
La lisibilité des PMP est une des conditions essentielles de leur acceptation par le secteur bancaire. La multiplication des outils est un des principaux griefs émis par les banques à l’encontre de la politique macroprudentielle. En Turquie, à l’utilisation active des réserves obligatoires par la banque centrale pour contrôler la croissance du crédit, se sont ajoutées entre fin 2010 et mi-2011 d’autres PMP (limites sur les ratios de LTV, objectifs non contraignants de croissance du crédit, pondérations en risque et provisionnement plus élevés pour le crédit à la consommation). Les banques ont beaucoup critiqué ces mesures macroprudentielles. Elles les jugeaient peu lisibles et peu prédictibles. Le FMI s’en est fait l’écho,soulignant la désorientation causée par la superposition des outils (FMI, 2012).
Les PMP peuvent parfois être source de différences de traitement entre banques ou entre banques et prêteurs non bancaires et susciter des oppositions du fait des distorsions qu’elles créent. En Pologne, les recommandations macroprudentielles adoptées en 2011 par le superviseur (KNF) visant à encadrer l’octroi des crédits à la consommation (notamment les limites sur le ratio de DTI) ont été fortement critiquées par l’Union des banques polonaises, au motif qu’elles conduiraient au développement du crédit à la consommation par des sociétés financières non bancaires.
2 – Les tentatives du pouvoir politique de peser sur le mandat macroprudentiel pour promouvoir d’autres objectifs que la seule stabilité financière
Dans certains pays, le gouvernement peut chercher à assigner au mandat macroprudentiel d’autres objectifs que la seule stabilité financière. En Inde, l’organe chargé du mandat macroprudentiel, le Financial Stability and Development Council, a pour objectifs, en plus de la stabilité financière, le développement du secteur financier et l’inclusion financière. Au Royaume-Uni, l’organe macroprudentiel, le FPC (Financial Policy Committee) a comme objectif prioritaire la stabilité financière et, sous réserve d’atteindre cet objectif, le soutien à la politique économique du gouvernement. Bien que le FPC soit dominé par la Banque d’Angleterre, on peut relever dans le courant de l’année 2013 plusieurs tentatives du gouvernement britannique d’accroître son influence sur ses décisions [4].
La composition de l’entité en charge du mandat macroprudentiel, ou lorsqu’une telle entité n’existe pas, la répartition des responsabilités macroprudentielles parmi les autorités publiques, renseignent également sur l’économie politique des PMP puisque leur gouvernance détermine en partie le pouvoir d’influence du gouvernement. Les velléités d’influence des ministères des Finances vont souvent apparaître au moment du choix de la structure de gouvernance macroprudentielle. Dans notre échantillon, le ministère des Finances joue un rôle leader au sein de l’entité macroprudentielle dans un grand nombre de cas : Corée du Sud, Colombie, Hong Kong, Turquie, Inde, Canada. Le critère du rôle du ministère des Finances n’est cependant pas suffisant. Il faut distinguer les situations de ces pays, la pression du pouvoir politique sur l’exercice du mandat macroprudentiel pour promouvoir d’autres objectifs que la stabilité financière pourra être forte dans certains pays (Corée du Sud, Hong Kong) et quasi inexistante dans d’autres. Par ailleurs, lorsque la banque centrale est leader en matière macroprudentielle (comme c’est le cas dans notre échantillon en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni ou en Suède), il y a un risque de conflit d’intérêts entre ses objectifs d’autorité monétaire et de régulateur macroprudentiel. Dans ce cas il est possible que l’objectif d’inflation prime sur celui de stabilité financière.
3 – Les dispositions favorisant l’acceptation des politiques macroprudentielles par les citoyens
Certaines dispositions permettent de limiter l’opposition de l’opinion publique aux PMP, notamment le ciblage des actifs auxquels les PMP s’appliquent. En Corée, les PMP touchant le secteur immobilier ont dès le départ (2002) ciblé les zones de forte spéculation plutôt que l’ensemble du territoire. L’application des mesures dépend également de la situation personnelle et patrimoniale de l’emprunteur ce qui permet d’exonérer certaines catégories de la population. C’est le cas également à Hong Kong où des limites aux ratios de LTV peuvent cibler des actifs spécifiques (biens supérieurs à une certaine valeur et/ou non destinés à la résidence principale). Ces aménagements permettent de désamorcer en grande partie l’opposition des citoyens aux PMP.
On peut également prévoir des dispositifs complémentaires qui limitent l’impact des PMP sur les ménages. Des mécanismes permettent de limiter les effets restrictifs des PMP pour certains ménages solvables. Les limites sur les ratios de LTV sont un instrument fruste qui exclue ex-ante les primo-accédants qui ne disposent pas d’un apport financier substantiel. Pour remédier à ce problème, Hong Kong a mis en place dès 1999 un mécanisme de garantie publique, le Mortgage Insurance Program, via la Hong Kong Mortgage Corporation (HKMC) [5].. A Singapour, les mesures macroprudentielles visant à limiter la spéculation immobilière sont accompagnées de dispositions favorisant l’accession à la propriété pour les Singapouriens les plus modestes [6].
Conclusion
Ces réflexions sur les mesures macroprudentielles permettent de formuler quelques préconisations afin d’en améliorer l’acceptabilité et l’efficacité :
– La multiplication des outils est un des principaux griefs émis par les banques à l’encontre de la politique macroprudentielle. Les autorités publiques doivent donc s’efforcer d’assurer la lisibilité des PMP en évitant de superposer les outils et de les recalibrer de manière trop fréquente et arbitraire.
– Pour être bien acceptées par les banques, les PMP doivent s’appliquer à la frange la plus large possible des activités de prêts, bancaires et non bancaires.
– Cibler les actifs auxquels les limites aux ratios de LTV s’appliquent permet de limiter l’opposition de l’opinion (immobilier dans les zones spéculatives, biens supérieurs à un certain montant, résidences secondaires).
– Des mécanismes facilitant l’accès à la propriété pour les primo-accédants ou les ménages les moins aisés peuvent favoriser l’acceptabilité publique des mesures macroprudentielles.
Notes:
[1] Brésil, Canada, Colombie, Corée du Sud, Finlande, Hong Kong, Hongrie, Inde, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pologne, Royaume-Uni, Singapour, Suède, Suisse et Turquie.
[2] Le ratio « loan-to-value » indique quelle est la part d’un actif, immobilier en général, financée par l’emprunt.
[3] Le ratio « det-to-income » indique quelle est la part du revenu mensuel d’un individu allouée au remboursement de ses prêts.
[4] En avril 2013, le chancelier de l’Echiquier a, dans une lettre adressée au FPC, demandé à cette instance de considérer tout particulièrement l’impact de ses décisions sur la reprise économique du pays (Osborne, 2013). Par cette lettre, le gouvernement indique qu’à court terme, il peut être souhaitable que le FPC fasse prévaloir l’objectif de soutien à la politique économique du gouvernement sur celui de stabilité financière (ou du moins mette ces deux objectifs sur le même plan). Certaines nominations au FPC ont aussi pu suggérer la volonté du gouvernement de peser davantage sur les décisions de cet organe (notamment la nomination de Clara Furse). La part du secteur bancaire britannique dans la richesse nationale et le rôle de Londres comme place financière internationale pourraient expliquer que le gouvernement cherche à limiter les contraintes macroprudentielles, au-delà même d’une volonté de ne pas restreindre le crédit à l’économie.
[5] Cette garantie couvre la tranche de crédit bancaire dépassant le plafond LTV de 70% et permet ainsi aux banques de prêter jusqu’à 90% de la valeur du bien. Des programmes similaires existent également aux Etats-Unis, au Canada, en Corée et en Malaisie.
[6] Des PMP favorables à la croissance et au développement du crédit ne bénéficieront cependant pas du soutien systématique de l’opinion. En Corée, la réorientation récente des PMP vers le soutien à la croissance, à travers une plus grand tolérance pour l’endettement des ménages (relâchement des limites sur les ratios de LTV et DTI et création d’un fonds de restructuration de la dette des ménages, le « People’s Happiness Fund ») a été fortement critiquée car elle induit d’après certains observateurs un risque d’aléa moral (Financial Times, 2013).
Références:
– Bénassy-Quéré, A., B. Coeuré, P. Jacquet et J. Pisani-Ferry (2012), Politique Economique, De Boeck, 3èmeédition.
– Financial Times (2013), “South-Korea launches household debt plan”, in Financial Times du 29/03/2013, Mars.
– Fonds Monétaire International (2012), “The Interaction of Monetary and Macroprudential Policies – Background Paper”, International Monetary Fund, Décembre.
– Fonds Monétaire International (2013a), “The Interaction of Monetary and Macroprudential Policies ”, International Monetary Fund Board Paper, Janvier.
– Fonds Monétaire International (2013b), “Key Aspects of Macroprudential Policy”, International Monetary Fund, Juillet.
– Osborne, G. (2013), “Remit and Recommendations for the Financial Policy Committee”, lettre du 30/04/2013 du Chancelier de l’Echiquier à Mervyn King, gouverneur de la BoE, Avril.