Utilité de l’article :cet article décrypte les impacts potentiels d’une remontée durable de l’inflation en France sur l’activité des assureurs-vie.
Résumé :
- La pandémie du COVID-19 a indirectement provoqué une remontée de l’inflation en 2021 et il n’est pas exclu que cette tendance se poursuive sur plusieurs années ;
- Une remontée durable de l’inflation et des taux d’intérêt peut être source de bouleversements, susceptibles de faire peser des risques sur les activés d’assurance-vie.
- Sans changement « brutal » de stratégie de la Banque Centrale Européenne, ces risques resteraient limités. Ils pourraient au contraire déboucher sur de nouvelles opportunités pour les assureurs-vie qui ne seraient plus gênés par la politique de taux bas mise en place depuis plusieurs années ;
- D’autres risques (déséquilibre du bilan, baisse de la rentabilité…) peuvent également affecter l’activité des assureurs-vie français, mais dans une moindre mesure.
La décennie 2010-2020 a été marquée par la faiblesse de l’inflation dans toutes les économies développées et particulièrement en Europe. Malgré les multiples mesures monétaires prises par la Banque Centrale Européenne (BCE) pour stimuler l’économie à la suite de la crise, l’inflation s’est maintenue à un niveau moyen de 1,1 % par an entre 2010 et 2020 en zone euro contre 2,1 % entre 2000 et 2010.
La pandémie du COVID-19 survenue début 2020 a changé la donne : en décembre 2021, les prix ont augmenté d’environ +5 % sur un an, un record depuis 25 ans pour la zone euro. Ils devraient continuer de progresser autour de 2 à 3 %par an dans les prochaines années selon le scénario « central » de la BCE. La remontée de l’inflation[1] peut s’expliquer par plusieurs facteurs tels que la hausse du prix des matières premières, plus particulièrement les prix de l’énergie, le déséquilibre apparu entre l’offre et la demande globale à la suite du « déconfinement » des économies et dans une moindre mesure la vigueur du dollar face à l’euro qui provoque une inflation « importée ».
Les assureurs-vie surveillent de près l’évolution de l’inflation, car une variation de celle-ci pourrait avoir de fortes conséquences, tant sur leurs bilans que sur leurs comptes de résultat. Ainsi, l’objectif de cet article est de décrypter les principaux effets d’une remontée durable de l’inflation en Europe sur l’activité des assureurs-vie français : quels en sont les impacts potentiels ? Est-ce un risque ou une opportunité pour eux ? L’analyse portera principalement sur les contrats d’assurance-vie en euros[2] puisque sur les contrats en unité de comptes[3], les risques sont dans la majeure partie des cas supportés par l’assuré.
1. Le spectre de la hausse des taux plane sur les assureurs-vie français
1.1) Les risques liée à la remontée des taux
Une remontée durable de l’inflation en zone euro, pourrait être à l’origine de décisions économiques conséquentes, telles que la modification de la politique monétaire de la BCE, qui induirait des changements macro-économiques majeurs. En effet, si les niveaux d’inflation actuels devaient persister à moyen terme, la BCE se retrouverait dans un premier temps, contrainte de réviser à la baisse ses rachats mensuels d’actifs avant d’envisager d’augmenter le niveau des taux d’intérêt directeurs (taux de refinancement, taux de facilité de prêt marginal et taux de facilité de dépôt) pour garder un contrôle sur les prix, qui est l’objectif principal de son mandat.
Pour le moment, l’institution de Francfort a maintenu ses taux directeurs inchangés, mais une première étape vers le durcissement monétaire a été franchie le 16 décembre 2021 après l’annonce d’une « réduction graduelle du rythme des achats d’actifs au cours du trimestre à venir »[4].
La hausse potentielle des taux directeurs et l’arrêt des programmes d’achats d’actifs pourrait provoquer une remontée généralisée du niveau des taux d’intérêt. Les assureurs-vie sont très sensibles à une telle évolution, car comme le montre le graphique ci-dessous une grande partie de leurs actifs est investie en titres de dette dont la valeur diminue quand les taux d’intérêt montent
Sources : banque de France, 3ème trimestre 2021
La potentielle hausse généralisée du niveau des taux d’intérêt provoquée indirectement par la remontée de l’inflation aura donc pour effet de faire baisser la valeur d’une grande partie des actifs (ou placements) détenus par les assureurs-vie.
Cette situation pourrait mettre les assureurs-vie français dans une position délicate. En effet, si les taux d’intérêt augmentent, des assurés avertis pourraient être incités à racheter une partie de leur assurance-vie pour réaliser des arbitrages et investir la trésorerie récupérée dans des actifs à rendement plus élevé. Pour assurer la liquidité demandée par l’assuré, l’assureur se retrouvera contraint de vendre des obligations à un prix déprécié et de matérialiser d’éventuelles moins-values si la valeur des obligations détenues est descendue en deçà du niveau auquel elles ont été achetées. Le risque d’une hausse soudaine de prestations à payer pour l’assureur à la suite d’une remontée des taux d’intérêt est appelé « risque de rachat massif ». Il se matérialise essentiellement sur les contrats d’assurance-vie en euros qui « malheureusement » pour les assureurs, dans ce contexte, représentent la plus grosse partie des contrats logés dans leurs bilans.
1.2 ) Des risques qui peuvent se transformer en opportunité
Toutefois, ce « risque de rachat massif » sur les fonds en euros faisant suite à une hausse généralisée des taux d’intérêt reste à relativiser. Tout d’abord, les assureurs ont actuellement accumulé un niveau important de plus-values latentes sur leurs actifs obligataires depuis la mise en place d’une politique de taux bas en Europe ; celle-ci a d’ailleurs été accentuée à partir de mars 2020 à la suite de la crise du COVID-19. Par conséquent, il faudrait une hausse soudaine et « brutale » des taux d’intérêt pour mettre les assureurs-vie en difficulté. Ce scénario semble peu probable, car les niveaux d’inflation restent raisonnables pour le moment et la BCE semble vouloir procéder à une hausse des taux d’intérêt très graduelle.
De plus, depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 en 2016, les rachats sur les contrats d’assurance-vie en euros peuvent faire l’objet d’un blocage ou d’une limitation décidée par le « Haut conseil de stabilité financière » qui est présidé par le Ministre de l’Economie et des Finances. L’objectif de cette loi est de protéger les organismes financiers dans le cas où un mouvement de panique surviendrait chez les épargnants à la suite d’une crise financière.
En parallèle, les assureurs disposent également de certaines « provisions techniques » réglementaires tel que la Provisions pour Participation aux Bénéfices (PPB), la Provision pour Excédent (PPE) ou encore la réserve de capitalisation qui leurs permettent d’absorber les chocs de marché et de lisser les rendements de leurs actifs si nécessaire.
Par ailleurs, une hausse généralisée des taux permettrait également de sortir les assureurs d’un contexte encore plus délicat provoqué par cette même politique de taux bas menée en Europe depuis plusieurs années. En effet, si cette politique a un effet bénéfique sur la valorisation des actifs, elle est également la conséquence directe de l’érosion du rendement des fonds en euros que l’on peut constater sur le graphique ci-dessous et qui pose des difficultés aux assureurs-vie dans la gestion de leurs activités.
Sources : FFA,
Ces difficultés peuvent notamment se matérialiser par la hausse du montant réglementaire de capitaux propres à immobiliser. En effet, pour préserver une partie du rendement des fonds en euros ces dernières années, les assureurs-vie ont été contraints d’investir dans des actifs financiers plus risqués. Or, depuis la mise en place de la directive « Solvabilité 2 » en 20 16, cette situation leur impose d’immobiliser un montant de capitaux propre plus élevé.
Un rebond des taux d’intérêt pourrait ainsi redonner un second souffle aux assureurs-vie, tant sur le plan financier que commercial. Il permettrait à l’assureur de restaurer l’attractivité des fonds en euros pour un moindre coût en capital. Il permettrait également sur le long terme d’alléger la pression commerciale pesant sur ses épaules depuis plusieurs années pour tenter de convaincre les Français de placer leur épargne sur des contrats en unité de compte (UC) plutôt que sur des fonds en euros. Toutefois, le rebond du rendement des fonds en euros serait lent et durable, car les assureurs disposent d’un volume significatif d’obligations en stock achetées à des taux relativement bas.
Pour finir, si l’assureur est prudent et anticipe correctement les évolutions macro-économiques, le « risque de rachat massif » peut-être couvert par des stratégies d’achat et de vente de produits dérivés. L’utilisation d’options d’achats (caps, swaption…)[5] pour compenser la perte des moins-values obligataires constatés à la suite d’une hausse des taux peut-être une solution efficace de couverture. Ces instruments doivent toutefois être utilisés avec précaution et peuvent se révéler très couteux notamment s’ils sont achetés au mauvais moment.
La hausse potentielle des taux d’intérêt qui pourrait se matérialiser en zone euro à la suite de la remontée de l’inflation constituerait une menace pour les assureurs si elle intervient de façon brutale. A l’inverse, elle pourrait également être source d’opportunités à plus long terme.
2. La baisse potentielle des marchés actions : un risque à ne pas négliger
L’autre composante essentielle de l’actif des assureurs sont les titres de capital, également appelée, « poche de diversification ». Cette dernière est le plus souvent composée d’actions cotées, mais peut également contenir des investissements immobiliers et des titres de capital « non cotés ». Historiquement, la hausse des taux d’intérêt a très souvent provoqué une baisse de la valeur de ce type d’actifs, en particulier celle des actions cotées, en raison des arbitrages réalisés par les investisseurs (désinvestissements en actions, investissement en produits de taux avec un couple risque-rendement plus avantageux). Le graphique ci-dessous montre qu’il existe effectivement une décorrélation entre le niveau des taux d’intérêt et le cours des actions (les actions baissent quand les taux montent et inversement). Cette décorrélation s’observe aussi bien aux États-Unis qu’en zone euro.
Source : CPR AM
Une hausse du niveau des taux d’intérêt pourrait donc également provoquer une dépréciation de la poche d’actif de « diversification » des assureurs-vie français. La dépréciation de ce type d’actif est source de plusieurs contraintes pour ceux-ci :
- D’une part, en cas de dépréciation de ces placements en actions, l’assureur devra potentiellement effectuer des dotations de provisions comptables (PDD ou PRE, par exemple)[6], ce qui aura un impact négatif sur le rendement offert aux épargnants et son résultat.
- D’autre part, si la hausse des taux et la baisse du marché actions ont lieu au même moment (sans décalage temporel), et poussent tous les placements de l’assureur en situations de moins-value latente, celui-ci sera doublement pénalisé. En effet, il ne pourra compter, ni sur sa poche obligataire, ni sur sa poche de « diversification » pour assurer de la liquidité sans matérialiser de moins-values.
Le changement de paradigme monétaire lié à la remontée de l’inflation fait donc non seulement peser un risque indirect de hausse des taux pour les assureurs, mais également un risque de dépréciation des actions.
Néanmoins, le risque de baisse du marché action doit également être relativisé. En effet, tout comme sur les actifs obligataires, les assureurs ont également constaté que la valorisation de leurs actions cotées (titres en capital) s’est accrue fortement depuis 1 an. Il faudrait donc un choc conséquent pour qu’ils se retrouvent en difficulté et dans l’obligation de constituer des provisions.
De plus, on observe qu’à partir de 2015 la décorrélation entre les deux types d’actifs a nettement diminué, ce qui signifie qu’une baisse du marché action aurait moins de probabilité de se matérialiser à la suite d’une hausse des taux d’intérêt.
3. Les autres conséquences potentielles de l’inflation sur les activités d’assurances-vie
3.1)Le risque de sous-adossement actif-passif sur certains contrats de retraites
Sur les contrats d’assurance-vie en euros, ce sont les souscripteurs qui subissent de « plein fouet » la hausse de l’inflation, car la revalorisation de leur contrat est le plus souvent établie sur des taux moyens garantis (TMG) exprimés d’une manière nominale. Par conséquent, la revalorisation minimale des contrats restera telle que définie au moment de la souscription tandis que le coût de la vie aura augmenté entre temps.
En revanche, la revalorisation de certains contrats d’épargne retraites peut parfois être indexée sur l’inflation. En cas de forte remontée de celle-ci, l’assureur pourrait se retrouver dans une situation de « sous adossement actif-passif », car le taux de rendement réel de ses placements baisserait tandis que les engagements vis-à-vis de ses assurés augmenterait. Ce risque est toutefois modéré, car les contrats d’épargne retraite indexés sur l’inflation se font de plus en plus rares.
De plus, pour maîtriser ce risque de « sous adossement actif-passif », l’assureur peut adosser le rendement de ses actifs à l’inflation en investissant dans des obligations indexées à l’inflation (OATi, par exemple) ou les couvrir en négociant des contrats de swaps d’inflation[7] avec des banques.
3.2 La hausse des frais de structure
Outre les déséquilibres bilanciels, une augmentation du niveau général des prix aurait également des impacts potentiels sur le compte de résultat de l’assureur-vie. En effet, une remontée durable de l’inflation pourrait provoquer une hausse mécanique des charges de structures pour l’assureur (salaires des collaborateurs, matériels, loyers…). Cette situation peut se révéler compromettante dans le cas où l’assureur aurait sous-estimé le montant futur des charges qu’il va devoir payer, ce qui aurait pour conséquence une baisse de sa rentabilité. Cette problématique peut être amplifiée en France où des politiques d’inflation salariales sont mises en place.
Toutefois, ce risque doit encore une fois êtrerelativisé. Premièrement, car l’assureur peut répercuter la hausse de ses charges sur les tarifs proposés aux clients. En outre, en France le niveau des salaires n’est pas indexé sur le niveau des prix. Ainsi, une hausse durable des prix ne se répercuterait pas automatiquement sur les salaires, ce qui contribuerait à modérer l’augmentation des charges de structure pour l’assureur.
Enfin, même si une hausse des coûts salariaux devait effectivement se matérialiser, celle-ci pourrait également constituer une opportunité pour les assureurs-vie français, car il y aurait potentiellement plus de versements sur les contrats d’épargne, ce qui augmenterait le revenu des assureurs.
3.3) La dépréciation potentielle de l’euro
Pour finir, la remontée de l’inflation pourrait également avoir des conséquences sur les activités internationales des assureurs-vie. En effet, le taux d’inflation n’est pas le même dans tous les pays et la valeur de la monnaie non plus, celle-ci se dépréciant en cas de remontée durable de l’inflation. Une hausse de l’inflation généralisée en Europe aurait donc en théorie comme répercussion une dépréciation de l’Euro, phénomène qui a déjà été observé ces derniers mois face au dollar comme l’atteste le graphique ci-dessous.
Cours Euro / Dollar
Sources : Boursorama
Les conséquences de cette dépréciation pour les assureurs-vie européens peuvent être multiples, mais pas forcément négatives. En effet, du fait des effets de change, les assureurs pourraient profiter d’une hausse du rendement des actifs libellés dans une autre devise que l’euro et d’une hausse potentielle de leur compétitivité à l’étranger. En revanche, le coût des dettes en devises étrangères serait alourdi, mais ce risque peut être couvert par des options de change ou d’autres produits de couvertures de ce type.
Conclusion
En définitive, l’impact d’une hausse potentielle des taux d’intérêt en cas de poussées inflationnistes persistantes reste difficile à estimer. Une remontée graduelle pourrait même constituer une source d’opportunités à plus long terme pour les assureurs-vie français. A contrario, une remontée « brutale » pourrait potentiellement leur causer des problèmes de liquidité et potentiellement de solvabilité.
Pour l’heure, la BCE semble décidée à ne pas durcir trop rapidement sa politique monétaire et projette de remonter ses taux d’intérêts de manière graduelle à partir de 2023. Toutefois, l’économie européenne n’est pas à l’abri de chocs exogènes (sur les prix de l’énergie, par exemple) qui pourraient contraindre la banque centrale de remonter ces taux d’intérêts plus vite que prévu et dès lors exposer les assureurs-vie.
Références :
http://www.bsi-economics.org/154-les-fonds-en-euros-des-compagnies-d%EF%BF%BDassurance-vie
http://www.bsi-economics.org/531-fonds-euros-risque-assureurs
Combined monetary policy decisions and statement – 16 Décembre 2021
Banque de France : Placements financiers des sociétés d’assurances – 3ème trimestre 2021
Bulletin économique de la banque centrale européenne – Numéro 8/2021
[1] Le débat sur la question d’une inflation « durable » ou « transitoire » est encore sur la table chez les banquiers centraux européens, même si le caractère temporaire des poussées inflationnistes semble être écarté. En avance sur la BCE, la réserve fédérale américaine a d’ailleurs annoncé le 15 décembre dernier qu’elle devrait rehausser près de trois fois le niveau de ses taux directeurs en 2022.
[2] Le fond en euros est un support financier sécurisé sur lequel le souscripteur d’un contrat d’assurance-vie peut investir son épargne. Il est géré par l’assureur et comporte, dans la plupart des cas, une garantie en capital. Les fonds en euros sont principalement investis en obligations.
[3] Le contrat en unité de compte (UC) est un support financier non-garanti en capital, dont le choix d’investissement est effectué par l’assuré. Les contrats en unité de compte sont généralement investis dans des actions ou des placements immobiliers.
[4]Depuis plusieurs années, pour contrôler le niveau des taux d’intérêt, la BCE utilise également des outils dits « non conventionnels » comme le « Quantitative easing » qui consiste à racheter des actifs, essentiellement des dettes d’états pour faire diminuer les taux d’intérêt.
[5]Les cap et les swaptions sont des options qui permettent à un acheteur de se prémunir contre une hausse des taux d’intérêts couvrir en échange du versement d’une prime.
[6]La Provision pour dépréciation durable (PDD) et la Provision Pour Risque d’Exigibilité (PRE) sont des provisions que l’assurance doit constituer si la valeur d’un actif admis en représentation des engagements des assurés se déprécie fortement et de manière durable (la constitution d’une PDD se fait suite à une dépréciation de plus de 20% de l’actif par rapport à sa valorisation comptable pendant au moins 6 mois).
[7] En négociant un swap d’inflation avec une banque, l’assureur accepterais de payer à la banque un taux fixe (basé sur un montant nominal) contre le paiement d’un taux variable versé par la banque qui serait indexé sur l’inflation. Ainsi, le rendement réel du placement de l’assureur serait couvert.