Utilité de l’article : Cet article analyse l’évolution de la politique industrielle en France et revient sur les arguments qui alimentent les débats actuellement sur la souveraineté industrielle. L’article sera complété par une seconde partie qui explorera les possibles stratégies de politique industrielle à court et à moyen terme.
Résumé :
- La crise du Covid-19 a aggravéles tensions commerciales qui persistent depuis quelques années entre les grandes puissances économiques mondiales ;
- La France est un des pays qui a subi la plus forte désindustrialisation au cours de ces dernières décennies, souffrant fortement des vulnérabilités à des chocs externes et de pertes liées au recul des gains de productivité ;
- Ledéclin de l’industrie française peut être expliqué par la dégradation de la compétitivité coût du secteur ;
- La reprise des politiques industrielles n’est toujours pas suffisante pour compenser les vulnérabilités auxquelles le secteur industriel est encore confronté (dégradation de la compétitivité-coût, retard technologique, disparités territoriales, etc) ;
- Il est impératif de concevoir de nouvelles stratégies, capables de soutenir la compétitivité industrielle en France, tout en garantissant l’autonomie des collectivités territoriales.
Cet article fera l’objet de deux volets. Celui-ci, correspondant au premier volet, va explorer les éléments qui alimentent les débats actuels sur la souveraineté industrielle en France. Le second, intitulé « Souveraineté industrielle : vers un modèle de Zone Franche Industrielle ? » proposera des nouvelles stratégies de politique industrielle.
La crise du Covid-19 a eu tendance à aggraverles tensions commerciales, qui persistent maintenant depuis quelques années entre les grandes puissances économiques mondiales (tensions commerciales sino-américaines notamment). De plus, cette crise a provoqué une véritable prise de conscience en Europe et plus particulièrement en France en ce qui concerne la vulnérabilité du secteur industriel.
En effet, la crise sanitaire a mis en exergue les difficultés d’approvisionnement en médicaments et matériel médical ou encore les goulots d’étranglement sur le marché des semis conducteurs pour répondre à l’explosion de la demande mondiale de matériel informatique dû au télétravail. La dépendance européenne à un petit nombre de pays tiers a été ainsi mise à l’épreuve. Après des nombreuses années de déclin industriel, notamment dans les économies avancées, le débat actuel souligne le besoin immédiat d’une politique industrielle capable de préserver la souveraineté́ du continent Européen, ainsi que sa capacité́ à ne pas dépendre aussi fortement d’autres nations pour répondre à des besoins essentiels.
1. Le déclin industriel
Le rapport de France Stratégie (2020)fait une analyse approfondie de l’évolution de la politique industrielle en France. Marquée par un fort déclin depuis le milieu des années 1980, l’industrie a pris une place secondaire dans l’agenda des politiques publiques au sein des pays avancés. En outre, les gains de productivité industrielle ont contribué à la réduction de la demande de main d’œuvre dans ce secteur, tandis que la structure de la consommation s’est penchée progressivement en faveur du secteur des services. Le processus de désindustrialisation s’est alors naturellement enclenché.
En 2018, l’industrie ne représentait que 13,4 % du PIB français (10 pts de moins qu’en 1980, Figure 1), contre 25,5 % en Allemagne, 19,7 % en Italie, ou encore 16,1 % en Espagne. Les fermetures et les délocalisations de plusieurs usines et entreprises industrielles ont également entrainé une forte baisse du niveau d’emploi dans ce secteur. Aujourd’hui, l’industrie ne représente que 10,3 % du total des emplois en France, après avoir perdu près de la moitié de ses effectifs (2,2 millions d’emplois) depuis 1980 (Figure 2). Ces données ne font que corroborer le fait que, parmi les grandes puissances industrialisées, la France est un des pays qui a subi la plus forte désindustrialisation au cours de ces dernières décennies.
En plus de créer un certain niveau de vulnérabilités à des chocs externes, tels que celui vécu pendant la crise sanitaire du Covid-19, la désindustrialisation génère des pertes liées aux gains de productivité, en moyenne plus élevée et plus dynamique dans l’industrie que dans les services.
Cette perte industrielle se traduit par un déficit commercial en biens chronique (-62,9 milliards d’euros en 2020) (Figure 3), seulement en partie compensé par un excédent dans les services (8,3 milliards d’euros) et par des revenus nets des investissements à l’étranger (en 2020, le solde de la balance courante atteignait -53,2 milliards d’euros,soit -2,3 % du PIB).
Figure 3. Solde de la balance commerciale de 1971 à 2020 (Échange de biens)
Source : DGDDI, diffusion des résultats de décembre 2020.
Par ailleurs, la désindustrialisation peut également compromettre le développement technologique. Selon le rapport de France Stratégie (2020), en 2017, 71 % de la R&D dans le privé en France a été réalisée par des branches industrielles, contre 24 % par des branches des services.
2. La compétitivité coût à la dérive
Ledéclin de l’industrie française peut être expliqué par la dégradation de la compétitivité coût du secteur. Une des principales raisons de cette dérive serait en lien avec l’importante charge fiscale auquel le secteur est soumis.
Tout d’abord, cette fiscalité est particulièrement élevée sur les facteurs de production industriels. En effet, ce n’est pas un effet direct provenant d’un « dérapage » des salaires au sein de l’industrie française qui explique cette détérioration de la compétitivité, la hausse des salaires industriels français au cours des vingt dernières années étant semblable à celle de la moyenne des pays de la zone euro. C’est plutôt l’alourdissement significatif du coût du travail indirect contenu dans les consommations intermédiaires de l’industrie française qui aurait pesé sur sa compétitivité-coût. Le coût du travail indirect pesant au moins autant dans les coûts de production de l’industrie que le coût du travail direct, sa hausse s’expliquerait essentiellement par une forte augmentation des coûts salariaux unitaires dans les secteurs préservés de la concurrence internationale (+35 % entre 2000 et 2016, contre +5 % dans les secteurs exposés) (France Stratégie, 2020).
D’autre part, le taux de prélèvements obligatoires de l’industrie française est supérieur à celui qui prévaut dans les secteurs non industriels. Selon les données de COE-Rexecode (2018), l’ensemble de ces prélèvements sur le secteur manufacturier représentait 27,9 % de la valeur ajoutée brute, contre 24 % pour les activités non industrielles. L’industrie française est également soumise à une charge plus importante des impôts de production. Si l’industrie manufacturière représente 15,4 % de la valeur ajoutée brute du secteur marchand, elle contribue à plus de 23 % au paiement des impôts de production (la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), la cotisation foncière des entreprises (CFE) et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Si on compare le niveau de taxation français avec celui de l’Allemagne (l’ensemble des prélèvements obligatoires sur le secteur manufacturier correspondant à 17,2 % de la valeur ajoutée brute), on remarque une différence significative de 10,7 points de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière, dont 7,1 points en raison des impôts de production.
Face à cette dégradation de la compétitivité-coût, le tissu industriel français, composé plus qu’ailleurs de grandes entreprises (voir le classement de Fortune Global 500[i]), a opté pour profiter de sa capacité à délocaliser sa production dans des pays à faibles coûts. La France a été ainsi plus fortement touchée par le phénomène de délocalisations que ses voisins européens. En 2017, l’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspondait à 62 % de l’emploi dans l’industrie en France, contre 52 % au Royaume-Uni, 38 % en Allemagne, 26 % en Italie et 10 % en Espagne (Figure 4). Cet important mouvement de délocalisation de sites de production explique en grande partie la désindustrialisation survenue plus rapidement en France.
Par ailleurs, le positionnement hors-prix de la France est moyen par rapport aux principaux pays développés (notamment l’Allemagne), expliquant sa plus forte sensibilité à une dégradation de la compétitivité-coût/prix. La mauvaise performance du système éducatif dans la comparaison internationale (enquêtes PISA de l’OCDE), et le niveau de qualification des jeunes travailleurs (voir l’enquête PIAAC) sont un enjeu majeur pour la France et peuvent avoir contribué à expliquer la détérioration de sa compétitivité hors-prix (CEPII, 2019). Le pays est ainsi resté plus exposée à une concurrence par les prix des pays émergents et d’une partie de l’Union européenne. Les positions de force sur le haut de gamme étant déjà bien établies par l’industrie allemande, la France a dû se contenter à poursuivre le chemin de la délocalisation, largement plus accessible dans les années 2000 par l’intégration dans l’économie mondiale de pays à faibles coûts de main-d’œuvre (France Stratégie, 2020).
3. Le retour de la politique industrielle
Au cours de la dernière décennie, la politique industrielle est devenue plus explicite dans les agendas des pays avancés. Un tel positionnement des décideurs publics traduit la prise de conscience de la nécessité de corriger certains déséquilibres structurels (notamment une dépendance forte à des fournisseurs étrangers et la vulnérabilité à des chocs externes), aggravés par la crise sanitaire, et de faire face à de nouveaux défis majeurs (décarbonnerl’économie, corriger les disparités territoriales, etc.).
Ainsi, les décideurs publics ont pris conscience de l’importance de renforcer la compétitivité de l’industrie française afin de maintenir une production industrielle sur le territoire national, tout en respectant les besoins d’innovation, de l’environnement et du développement durable, les intérêts souverains et l’équilibre social et territorial.
À cet effet, une série de dispositifs ont été mis en place ces dernières années. Sous forme de crédits d’impôts, on a vu la naissance du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2012 (transformé en baisse de charges en 2019),ainsi que la montée en puissance du crédit d’impôt recherche (CIR) en 2008, tous les deux avec le but de stimuler la compétitivité. On peut également souligner la conception des territoires d’industrie en 2018, afin de répondre à certains enjeux de soutien à l’industrie (accès au financement, formation, innovation, transition numérique et écologique), tout en apportant un équilibre et un dynamiste territorial.
Selon France Stratégie, des 175 milliards d’euros d’interventions, essentiellement provenant de l’État, au profit des entreprises françaises en 2019, 11,5 % ont été destinées au secteur industriel. Tandis que les crédits d’impôt prenaient une place prépondérance dans la structure des interventions de soutien à l’industrie (34 % du total contre 15 % pour l’ensemble des secteurs), les exonérations fiscales profitaient plus à l’ensemble des secteurs de l’économie (34 % du total contre 13 % pour l’industrie). Cela peut être expliqué par le poids du CIR et du CICE. Si on intègre les exonérations fiscales et les allègements de charges, les trois leviers représentent au total 70 % des interventions économiques en faveur de l’industrie.
Au total, sur l’ensemble des aides aux entreprises du secteur industriel, 40 % représentent des aides à l’emploi et à la formation (aides indirectes en faveur de la compétitivité via la réduction du coût du travail)[ii]. Les aides à la R&D et à l’innovation à leur tour représentaient entre 23,6 % et 27,1 % de ces aides industrielles (contre seulement entre 5,3 % et 6,6 % du total des aides aux entreprises)[iii]. Des réductions ou des exonérations de la TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) représentaient aux alentours de 10 % des aides en faveur de l’industrie et 6 % en participations et prêts bonifiés. Le reste était constitué d’aides diverses, en provenance des collectivités territoriales ou de l’Union européenne (France Stratégie, 2020). Par ailleurs, dans le cadre du plan de relance pour l’industrie, le Gouvernement prévoit de mobiliser 1 milliard d’euros en soutien à des projets industriels jusqu’à 2022.
Malgré ces efforts au profit de l’industrie, les aides sont loin de compenser le handicap du secteur, qui demeure plus taxé que l’ensemble des entreprises françaises. La charge de la fiscalité sur la production reste encore assez élevée et elle est parmi les facteurs qui influencent d’avantage les choix de localisation des sites de production[iv]. Même si en 2020 le gouvernement a annoncé une baisse de l’ordre de 20 milliards d’euros sur certains impôts de production, cette mesure pourrait compromettre l’autonomie fiscale des collectivités localesune fois que ces impôts représentent une partie importante des recettes des territoires.
En outre, les vulnérabilités engendrées par une significative sensibilité à la compétitivité-prix (pressions vers les délocalisations de la production) soulignent le besoin d’une spécialisation française dans le haut de gamme, de manière à renforcer la compétitivité hors-prix de l’industrie. Il faudrait ainsi encourager la formation, l’amélioration des compétences des travailleurs, ainsi que l’innovation de rupture.
Conclusion
La prise de conscience des décideurs de politique publique sur le rôle de l’industrie dans la garantie du bien-être économique et social est évidente depuis les dernières décennies. Néanmoins, le phénomène de désindustrialisation est bien réel et la reprise des politiques en faveur de l’industrie n’est toujours pas suffisante pour compenser les vulnérabilités auxquelles le secteur est encore confronté.
Il est donc impératif de concevoir de nouvelles stratégies, capables de répondre aux besoins de l’industrie, sans perdre de vue les priorités de transition numérique et écologique, ainsi que la cohésion sociale et territoriale.
En outre, la nécessité d’une véritable coordination des politiques industrielles au niveau européen ne devrait pas être négligée. C’est dans ce cadre que des pistes de réflexion et de solution sont abordées dans le deuxième volet, intitulé « Souveraineté industrielle : vers un modèle de Zone Franche Industrielle ? », de notre série de deux articles traitant de la thématique de souveraineté industrielle.
Bibliographie
ANCT (2020). Une stratégie de reconquête industrielle par les territoires.
Banque des Territoires (2020). Au banc d’essai : les facteurs de succès des territoires d’industrie. Décembre 2020.
Banque des Territoires (2019). Territoires d’industrie : « ovni » ou « nouvelle manière de travailler » ? Juin 2019.
Bpi France (2020). Plan de relance pour l’industrie. 13 octobre 2020.
Carbonnier, C (2020). Plan de relance : comment compenser la baisse des impôts de production ? Alternatives Économiques. Septembre, 2020.
Cavalcanti Teixeira, L. (2014). Special Economic Zones in the World Trade. Université Paris-Dauphine (DIAL-IRD) – NOPOOR Project, European Commission.
Cavalcanti Teixeira, L. (2013). A zona franca de manaus: evolução e resultados. FTZ Project. Universidade Federal do Rio de Janeiro – Université Paris-Dauphine.
COE-Rexecode (2018), « Poids et structure des prélèvements obligatoires sur les entreprises industrielles en France et en Allemagne », Document de travail, n° 68, mai.
France Stratégie (2020). Les politiques industrielles en France : évolutions et comparaisons internationales. Rapport à l’Assemblée nationale. Novembre 2020.
France Stratégie (2019). Autonomie des collectivités territoriales : une comparaison européenne. Note d’analyse n°80. Juillet, 2019.
Givord, P., Quantin, S. and Trevien, C. (2012). A Long-Term Evaluation of the First Generation of the French Urban Enterprise Zones. Documents de travail de la DESE N°G2012/01. Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE).
Givord, P., R. Rathelot, and P. Sillard (2011): Place-based tax exemptions and displacement effects: An evaluation of the Zones Franches Urbaines program. Documents de travail de la DESE N°G2011/13. Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE).
Lachaux A. et Lallement R. (2020), « L’attractivité des investissements étrangers : le cas des activités de production, d’innovation et des sièges sociaux », Note de synthèse, France Stratégie, novembre.
Les Echos (2019). Philippe Varin : « Il faut créer des zones franches pour relancer l’industrie française ». Mars, 2019.
Martin P. et Trannoy A. (2019), « Les impôts sur (ou contre) la production », Les notes du Conseil d’analyse économique, n° 53, juin.
Sicard, C. (2020). La France doit-elle recourir à des zones franches industrielles pour redresser son industrie ? Revue Politique, Mai 2020.
[i] D’après le classement de Fortune Global 500 de 2020, la France occupe la quatrième place mondiale (première place en Europe), représentant 6,2% parmi les 500 plus grandes entreprises mondiales en termes de chiffres d’affaires.
[ii] Ce poids reflète le développement des allègements de charges sur les bas salaires (14,2 %) et l’importance du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE) (20,5 %) (France Stratégie, 2020).
[iii]Au total, 50% des 10 milliards d’euros d’aides annuelles à la R & D via le Fonds pour l’innovation et l’industrie (FII) bénéficient à l’industrie. Un seul dispositif fiscal, le Crédit d’impôt recherche (CIR), qui constitue une aide importante à la compétitivité́ hors coût (recherche et innovation) et qui contribue aussi à la baisse des coûts en réduisant significativement ceux des activités de recherche, mobilise à lui seul 58 % de ces moyens depuis sa réforme profonde en 2008 (France Stratégie, 2020).
[iv] Une étude du Conseil d’Analyse Économiquesouligne que certains de ces impôts ont des conséquences assez perverses sur la probabilité de survie des entreprises et sur leurs niveaux d’exportations, ce qui expliquerait également des performances encore inférieures au potentiel français en matière d’attractivité de sites de production (Lachaux et Lallement, 2020).