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Les stablecoins, danger public ou monnaies du futur ? (Note)

Utilité de l’article : Cette note vise à familiariser le lecteur avec certains concepts monétaires classiques afin de les appliquer dans un second temps à l’analyse de chaque type de stablecoins et d’en déterminer les avantages et les inconvénients. L’article tente également de répondre à la question : « les stablecoins peuvent remplacer les monnaies traditionnelles ? ».

 

Résumé :

• La volatilité des crypto actifs empêche qu’on les considère comme des monnaies car elle constitue un frein à ses fonctions essentielles (réserve de valeur, étalon de mesure et intermédiaire des échanges) ;

• Certaines stablecoins lèvent durablement la barrière de la volatilité. Ceci ne signifie pas pour autant que leur utilisation en tant que monnaie devienne effective ;

• Il existe pour l’heure trois grands ensembles de stablecoin, classés selon leur mode de fonctionnement.   

 

 

Depuis leur apparition en 2009, les cryptoactifs n’ont cessé de soulever de nombreux espoirs mais aussi de nombreuses craintes. Nés des suites de la crise de 2008, le protocole Bitcoin et la technologie blockchain sont porteurs d’un projet politique et monétaire inédit : mettre en place un moyen de paiement sécurisé tout en se passant des intermédiaires traditionnels que sont les banques et les Etats.

Pourtant de nombreuses raisons ont empêché jusqu’ici leur utilisation en tant que monnaie au regard de ses fonctions de réserve de valeur, d’unité de compte et d’intermédiaire des échanges.

L’un des freins principaux à cette possible utilisation en tant que monnaie réside dans leur volatilité. Le graphique ci-dessous permet par exemple d’observer les importantes variations de l’indice de volatilité du bitcoin par rapport au dollar depuis l’année 2011.

(Source)

Cette volatilité représente un frein pour que les cryptoactifs aient réellement le potentiel pour devenir des monnaies et qu’ils renouent de ce fait avec leur dénomination initiale de « crypto-monnaies ».

Toutefois, une innovation introduite depuis plus d’un an dans le monde de la blockchain est en phase de lever la barrière de la volatilité : les stablecoins.

Dans un premier temps, l’objectif de l’article est de comprendre comment la volatilité des cryptoactifs représente un frein à leur réalisation en tant que monnaie avant de se pencher sur les différents types de stablecoin qui existent à ce jour afin d’en expliquer le fonctionnement, leurs avantages mais aussi leurs risques.

 

La monnaie, un objet complexe aux fonctions interconnectées

Il est impossible d’appréhender la monnaie à travers une seule de ses fonctions. Lorsque l’une d’elles est compromise par la volatilité, ce sont les autres qui en pâtissent également. En effet, si le prix relatif de l’objet que nous utilisons comme monnaie ne cesse de varier, ses trois fonctions premières en pâtissent. Faute de stabilité, la fonction d’étalon de mesure est annulée : les prix des marchandises mesurés avec cette “monnaie” changeraient sans cesse.

D’autre part, la fonction de réserve de valeur n’est pas strictement annulée mais tout du moins fortement altérée d’au moins deux manières possibles. Si le prix de cette “monnaie” chute, la valeur stockée sous cette forme diminue également. En revanche si son prix augmente, la fonction de réserve de valeur n’est pas strictement compromise à court terme.

Finalement, comment cette volatilité peut impacter la fonction d’intermédiaire des échanges ? Tout d’abord, si cette “monnaie” ne permet pas de mesurer correctement les prix des biens échangés, le nombre de transactions marchandes aura tendance à se réduire du fait de l’incertitude sur la valeur de la marchandise. Comment savoir si on ne se fait pas « rouler dans la farine » si le prix du pain ne cesse de varier ? Face à ce doute, il est très probable que vous n’achetiez pas de pain.

Mais ce n’est pas tout. L’impact de la volatilité sur la fonction de réserve de valeur produit aussi des conséquences sur celle d’intermédiaire des échanges quel que soit le sens de l’évolution du prix.

En effet, si le cours de cette “monnaie” baisse, ses détenteurs chercheront rapidement à s’en défaire, ce qui représente une incitation à la consommation du côté de la demande et rappelle le mécanisme des monnaies « fondantes » : lorsque celles-ci perdent de la valeur, mieux vaut s’en défaire à travers la consommation de biens et services plutôt que de les thésauriser.

Du côté de l’offre, des producteurs, le raisonnement est différent. Ces derniers seraient bien moins tentés de l’accepter comme moyen de paiement s’ils prévoient qu’elle va se déprécier.

Inversement, si cette “monnaie” s’apprécie, alors ses détenteurs ne désireront pas la dépenser, ce qui nuira également aux échanges.

Lorsqu’elles réussissent à résoudre de manière durable ce qui est considéré comme un problème au regard de l’utilisation des cryptoactifs en tant que monnaie, la volatilité, les stablecoins peuvent représenter une avancée technique capable de rendre plus réalisable le projet politique initial du protocole Bitcoin : rendre possible l’existence d’un moyen de paiement sans intermédiaires institutionnels tels que les banques ou les Etats.

 

Trois types de stablecoins, trois couples avantages-inconvénients

Il est possible de classer les stablecoins en trois grands groupes selon leur fonctionnement et leur manière de tenter de juguler la volatilité. Force est de constater que nous retrouvons des mécanismes monétaires assez classiques et par conséquent nous pouvons prédire lesquels sont les plus aptes à accomplir ce pourquoi ont été créées les stablecoins.

1. Un premier ensemble est constitué de stablecoins « adossés » à une monnaie traditionnelle, selon une logique de currency principle[1]

Le TrueUSD et le Theter par exemple se trouvent dans ce cas de figure. Il s’agit dans ce cas de constituer des réserves en monnaie traditionnelles équivalentes à la quantité de stablecoins en circulation. De cette manière le marché ne s’ajuste pas par les prix mais par les quantités. En effet, si un acheteur désire acquérir des stablecoins à un prix inférieur à celui qui a été fixé, il ne trouvera pas de vendeur, car tous les vendeurs auront la possibilité de vendre des stablecoins à un prix supérieur auprès de l’organisme qui a constitué les réserves. Inversement, si un vendeur souhaite vendre des stablecoins à un prix supérieur à celui qui a été fixé il ne trouvera pas d’acheteurs car l’organisme qui a constitué des réserves pourra toujours vendre au prix fixé, qui doit logiquement être inférieur.

Le fait de créer les conditions pour que le marché se régule par les quantités tout en fixant le prix est une idée -maintes fois mise à l’épreuve- qui est bien antérieure à l’avènement des cryptoactifs. En effet, c’est précisément ce principe qui est appliqué aux monnaies locales françaises, dont l’émission dépend strictement de la quantité d’euros en réserve afin de garantir à tous les usagers une parité avec l’euro. Ce même principe a été appliqué à l’économie argentine dans son ensemble entre le 1er janvier 1992 au 6 janvier 2002. Il s’agissait alors, dans le but de juguler l’hyper inflation etd’établir une parité entre le peso et le dollar. Cela a impliqué que la quantité de pesos en circulation soit équivalente à la quantité de USD détenue par la Banque Centrale du pays

Dans le cas des stablecoins, l’application de ce principe ne se fait toutefois pas sans heurts. De nombreux soupçons pèsent sur Theter : ses promoteurs n’auraient pas constitué des réserves équivalentes aux Theter en circulation. Cette information a pour effet de miner la confiance dans cet actif, élément pourtant essentiel à son utilisation en tant que monnaie.

Notons tout de même que ce premier groupe de stablecoins, au regard de son fonctionnement inspiré du currency principle est le plus à même de garantir l’élimination de la volatilité, contrairement aux deux groupes suivants qui eux, sont soumis à de lourdes limitations.

2. Le deuxième ensemble de stablecoins obéit à la même logique que le précédent à l’exception près que la monnaie de réserve est ici remplacée par un panier d’actifs

Ce panier d’actifs peut être composé entre autres de matières premières ou bien d’autres cryptoactifs par exemple. On retrouve dans cet ensemble notamment les stablecoins dites « commodity collateralized » et « crypto collateralized ». Basons-nous sur ces derniers pour comprendre le fonctionnement de ce second ensemble. Ce qui est fixé ici est le prix du stablecoin mesuré en cryptoactifs. Leur volatilité peut toutefois poser un problème.

Prenons l’exemple du Haaven, le stablecoin australien adossé sur des cryptoactifs. Pour simplifier l’explication, imaginons qu’il ne soit adossé que sur du bitcoin. Pour fixer le prix du Haaven en USD, il faut que la valeur -mesurée en USD- des bitcoins détenus par l’organisme soit équivalente à la valeur totale des Haaven en circulation. Se pose alors la question de la volatilité du bitcoin. S’il fallait appliquer un principe analogue au currency principle le raisonnement serait le suivant :

Afin d’émettre 100 USD de Haaven, l’organisme doit constituer des réserves en bitcoin égales à 100 USD, ce qui représente une quantité Q de bitcoins -notée QBtc- à une date donnée. Si le prix du bitcoin chute subitement, la valeur que détenue en réserve ne sera plus suffisante pour couvrir celle des Haaven en circulation car la quantité QBtc est fixe. Plusieurs options s’offrent alors à l’organisme émetteur : abandonner le currency principle et basculer dans un système de banking principle[2] ou bien laisser filer le taux de change du Haaven.

A terme, aucun de ces deux cas de figure n’est souhaitable, le premier pour des raisons de confiance et le second car cela remet tout simplement en question l’intérêt même des stablecoins. Pour éviter cette fâcheuse situation, les stablecoins de ce second groupe –dont les crypto-collateralized sont un cas particulier- fonctionnent avec des réserves constituées supérieures en valeur à la valeur du circulant. Par exemple, il peut être demandé l’équivalent de 150 USD en bitcoins pour émettre l’équivalent de 75 USD en stablecoins. Si le prix du bitcoin chute par exemple de 30 %, le stablecoin reste totalement couvert dans ce cas de figure. Il en découle qu’à valeur équivalente et en dessous du seuil de 100 % -inclus- de couverture, le prix relatif bitcoin/Heaven est stable également.

Deux limites évidentes apparaissent alors. La première est le coût d’opportunité élevé de détenir ce type de stablecoin. En effet, à ce prix-là il vaut mieux détenir un actif financier liquide dont le risque de change est couvert à un coût inférieur. La seconde, bien plus grave, découle de la volatilité des actifs en réserve. Si le cours du bitcoin subissait une chute bien supérieure aux 30 % donnés en exemple et qu’il venait à s’effondrer, le stablecoin ne serait plus couvert. La volatilité n’étant pas totalement écartée, il paraît peu probable que cet ensemble de stablecoins puisse se développer outre mesure.

3. Le dernier type de stablecoin est dit “non couvert”

On retrouve ici par exemple le Basis. Le fonctionnement de cet ensemble répond à une logique assez différente que les précédents. Aucune réserve n’est constituée, les usagers ne peuvent donc pas convertir leurs stablecoins en actifs auprès de l’organisme émetteur. Autrement dit, le prix de ces stablecoins est fixé sur un marché sur lequel l’organisme émetteur ne peut intervenir à travers les canaux vus jusqu’ici.

Dans le cas où le prix du stablecoin initialement fixé s’éloigne du prix d’équilibre en raison d’un déséquilibre entre l’offre et la demande, la seule variable à ajuster devient alors la quantité de stablecoins en circulation. Cet ajustement se fait au moyen d’un smart contract[3] à travers lequel sont injectées ou retirées des liquidités afin de faire tendre le cours du stablecoin vers la valeur initialement fixée. Par exemple, si le prix d’un stablecoin passe d’un euro à 90 centimes, le smart contract retirera des stablecoin de la circulation de manière qu’ils deviennent plus rares et que leur prix augmente afin de tendre vers un euro.

Ceci présente toutefois des limites majeures : l’organisme émetteur doit être en mesure de retirer des stablecoin, ce qui implique qu’une partie d’entre eux ne doivent pas être détenus par des tiers. D’autre part, un système de taux de change fixe qui ne compte pas de réserves peut se révéler extrêmement instable. Le moindre déséquilibre entre l’offre et la demande aura un impact sur la masse monétaire car l’organisme doit la subordonner à l’impératif de la stabilité du prix. Toutefois, si le déséquilibre est trop important, trop brutal, l’organisme ne sera pas en mesure par exemple de retirer de liquidités de manière proportionnelle car une partie d’entre elles seront détenues par les agents. Le verrou du prix sautera inévitablement. Ce cas de figure, qui est loin d’être improbable fait que ce type de stablecoins n’ont de stables que le nom et ne représentent sans doute pas une possibilité viable à long terme pour se défaire de la volatilité des cryptoactifs.

 

Le stablecoin, innovation marginale ou monnaie du futur ?

Si le premier ensemble de stablecoins semble être techniquement en mesure de remplir les trois fonctions de la monnaie à la suite de l’élimination de la volatilité, encore faut-il que pour être qualifié de monnaie la fonction d’intermédiaire des échanges soit effective. Autrement dit, si un objet peut être utilisé en tant que monnaie mais que les agents ne s’en servent pas en tant que tel, nous ne pouvons pas vraiment le qualifier de « monnaie ». Par exemple, les lettres de change émises par les banques centrales des provinces argentines lors de la crise de 2001 ont servi de monnaie dans un contexte de manque de liquidités chronique en monnaie nationale mais elles ne sont qu’un papier inerte de nos jours que quelques Argentins ont gardé en souvenir.

Il paraît peu probable de nos jours que les stablecoins déplacent les monnaies traditionnelles en tant qu’intermédiaire des échanges. D’un côté, celles-ci présentent en plus ou moins grande mesure certaines limites intrinsèques telles que le manque de décentralisation, le temps de validation des transactions sur la blockchain ou encore leur coût d’acquisition encore élevé.

D’un autre côté, y compris lorsque les stablecoins lèvent la barrière de la volatilité et qu’elles peuvent en conséquence être potentiellement utilisables en tant que monnaie en raison de leurs caractéristiques, rappelonsque la monnaie est avant tout une institution. Sa valeur dépend de la valeur que nous lui accordons collectivement, de la confiance que nous y déposons, de notre croyance selon laquelle les autres vont l’accepter comme moyen de paiement (confiance mimétique), que ce qui a été accepté hier sera accepté aujourd’hui (confiance méthodique), elles-mêmes tributaires de la confiance que nous avons dans l’institution centrale qui la gère (confiance hiérarchique).

A cela s’ajoute un phénomène bien connu des économistes institutionnalistes, la “dépendance du sentier”, selon laquelle les décisions que nous prenons aujourd’hui dépendent en grande partie des décisions prises par le passé, ce qui contribue à perpétuer des pratiques dans le temps. Sur le plan monétaire, il est très difficile que les agents, habitués à utiliser des monnaies traditionnelles, pris dans des chaînes de paiement de créances et de dettes libellées en monnaies nationales puissent, sauf dans le cas d’un choc majeur, basculer massivement vers les crypto-monnaies malgré la résolution partielle de la volatilité des cryptoactifs.

 

Conclusion

Il ne faut tout de même pas sous-estimer le pouvoir des innovations liées à la blockchain, à commencer par la blockchain elle-même en tant que technologie disruptive et potentiellement libératoire. En ce sens, les annonces récentes de Mark Zukerberg ont déjà provoqué une levée de boucliers, y compris au sein du ministère de l’économie en France. Le groupe Facebook a dévoilé son projet de lancer très prochainement sa propre crypto-monnaie, le Libra, adossée à un panier de devises, selon la logique du premier ensemble de stablecoin.

Face au caractère inévitable de cette innovation, les enjeux de la régulation s’invitent désormais au G7 ainsi que sur les principales places financières.

 

 

 

 

 

 


[1] Le currency principle implique que pour établir une parité entre une monnaie A et une monnaie B, il faille constituer des réserves en monnaie B équivalentes à la quantité de monnaie A en circulation.

[2] Le banking principle suppose que la valeur des réserves constituées en monnaie A soit inférieure à la valeur de la monnaie B en circulation. Pour être en mesure d’assurer une parité entre la monnaie A en réserve et la monnaie B en circulation il faut que le flux des « entrées » soit équivalent ou supérieur au flux des « sorties ». Si ce dernier venait à être supérieur alors l’organisme ne pourrait pas assurer durablement la conversion de la monnaie B en monnaie A au taux fixe initial car il n’aurait plus assez de monnaie A à donner en échange. Autrement dit, le cours de la monnaie B devrait nécessairement chuter, se déprécier en l’absence de réserves suffisantes de monnaie A.

[3] Un smart contract est un contrat à exécution automatique fonctionnant sur une blockchain. L’exemple donné le plus souvent est celui du remboursement d’un billet d’avion en cas d’annulation d’un vol. Il suffit que le smart contract enregistre l’input : « vol annulé » pour donner lieu à son exécution et que le passager lésé soit automatiquement remboursé.