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La titrisation : après l’ascension et le déclin, la renaissance ?

Résumé :

– La titrisation fait référence au processus qui sous-tend, notamment, la création de titres “sans risque” à partir d’actifs risqués

– La titrisation prend son envol au début des années 1980 dans le contexte de la crise des caisses d’épargnes américaines

– Une mauvaise évaluation et compréhension du risque de crédit expliquent l’engouement pour ces titres jusqu’à la crise financière

– Le projet d’union des marchés de capitaux de l’UE remet la titrisation « simple, transparente et standardisée » à l’honneur en y voyant un outil pour stimuler l’investissement en renforçant son lien avec l’épargne

 

 

En 2004, le magazine Business Week en faisait “l’un des plus grands inventeurs des 75 dernières années”. En 2009, il était l’un des “25 coupables de la crise financière” d’après le magazine Time. Son nom : Lewis Ranieri, ancien trader et vice-président de la banque Salomon Brothers, premier à avoir utilisé le mot “titrisation” (1977), l’un des modi operandi de la finance structurée, qui a connu une ascension fulgurante à partir des années 1980 et un effondrement en 2007- 2008.

Pourtant, la titrisation revient aujourd’hui à l’honneur, comme en témoigne la priorité qu’elle représente à court-terme dans le projet d’union des marchés de capitauxlancé par la commission Juncker en janvier.

Après un déclin aussi spectaculaire que son ascension, la titrisation est-elle en train de renaître de ses cendres sous de nouveaux traits ?

 

1 – La titrisation, une innovation financière…

La titrisation est une technique financière qui consiste à grouper un certain nombre d’actifs, comme des prêts hypothécaires ou des obligations (actifs sous-jacents), et à émettre des titres de dette adossés à ces actifs. Ces titres sont hiérarchisés sous la forme de“tranches”qui déterminent leur priorité de remboursement en cas de défaut des actifs sous-jacents. Du fait de cette hiérarchie, il est possible d’émettre des titres dont le risque est nettement inférieur ou nettement supérieur au risque moyen des actifs sous-jacents. C’est cette technique qui a permis de créer des titres notés “AAA” à partir de prêts hypothécaires accordés à des ménages américains nonsolvables, à la base de la crise des subprimes.

Imaginons que l’on regroupe deux obligations identiques dont la probabilité de défaut est de 10 %, qui payent 1 ou 0 et dont les défauts ne sont pas corrélés. Imaginons qu’à partir de ce portefeuille de deux obligations, on émette deux tranches qui payent chacune 1 ou 0, une tranche “junior” et une tranche “senior”, et que l’on définisse la tranche “junior” comme étant celle qui subit la première perte de 1. La tranche “junior” paye donc 0 si l’une des deux obligations fait défaut et 1 sinon. La tranche “senior” paye 0 seulement si les deux obligations font défaut et 1 sinon. Un simple calcul[1] montre que, sous ces hypothèses, la probabilité de défaut de la tranche “junior” est de 19 % (nettement plus que les 10 % des obligations sous-jacentes) et celle de la tranche “senior” de seulement 1 % (nettement moins). Ainsi, les deux obligations initiales ont été “structurées”, c’est-à-dire refinancées, pour créer une obligation plus risquée qu’elles et une obligation nettement moins risquée. Ce processus porte le nom de “titrisation”.

Les tranches décrites dans l’exemple ci-dessus sont des CDO[2]. En répétant le processus en assemblant les tranches “junior”, on créerait un CDO au carré (CDO de CDO). En Europe, les émissions les plus nombreuses depuis 1999 sont celles de RMBS[3](54%). Les sigles sont nombreux et décrivent le type des actifs sous-jacents, qui peuvent être variés mais qui doivent verser des paiements futurs. Ainsi, la titrisation de 10 années de royalties sur 25 albums a permis à David Bowie de toucher 55 millions de dollars d’un coup sans avoir à attendre 10 ans !

La titrisation permet ainside créer des titres dont le risque est différencié au travers de tranches, qui bénéficient d’une diversification du risque des actifs sous-jacents, et pour celui qui la fait, de bénéficier d’un versement immédiat des flux espérés futurs.

 

2 –  … qui a explosé à partir des années 1980, mouvement interrompu par la crise financière de 2007-2008…

Graphique 1: émissions des véhicules de titrisation en Europe (Milliards USD)

Le décollage de la titrisation trouve son origine dans la crise des caisses d’épargne américaines des années 1980.

Confrontée à une spirale inflationniste dans un contexte de choc pétrolier, la Fed, menée alors par Paul Volcker, décida en Octobre 1979 d’opérer un brusque resserrement monétaire. Le taux Fed funds[4] passa en quelques mois de 10 % à 18 %. Or, les caisses d’épargnes finançaient alors des prêts immobiliers principalement à taux fixe avec des dépôts à court-terme. Typiquement, une caisse d’épargne pouvait se retrouver à payer un taux d’intérêt de l’ordre de 15 % sur les dépôts finançant des prêts immobiliers (anciens) accordés à un taux de 5 %[5]. Afin de soulager les caisses d’épargnes, le Congrès américain adopta en Septembre 1980 un allègement fiscal permettant aux banques de récupérer auprès du fisc la perte liée à la vente de prêts, c’est-à-dire la différence entre leur valeur comptable et leur valeur de marché, très nettement inférieure (du fait de l’impact de la hausse des taux sur des prêts principalement à taux fixe). Cette mesure eut pour effet de déclencher une vente massive de portefeuilles de prêts immobiliers de la part des caisses d’épargnes. Pour une caisse d’épargne, il s’agissait alors de vendre ses prêts et de racheter ceux des autres pour bénéficier de l’allègement fiscal. Une banque, Salomon Brothers, et un de ses employés en particulier, Lewis Ranieri, se retrouvèrent au milieu de ces transactions. Au début, cette banque acheta et vendit les prêts immobiliers. L’étape suivante fut leur titrisation.

Il y avait toutefois deux obstacles à lever avant que la titrisation de tels prêts puisse attirer une large base d’investisseurs, dont les fonds de pensions américains.

Tout d’abord, nombre de ces prêts n’étaient pas éligibles à une garantie de Ginnie Mae, une société de garantie de prêts hypothécaires détenue par l’Etat américain. Cela signifiait que les obligations correspondantes ne pouvaient pas s’appuyer sur la qualité de la signature de l’Etat américain. Après un travail de lobbying, notamment de la part de la banque Salomon Brothers, ce fut chose accomplie en 1981 avec la première émission de titres adossés à des prêts hypothécaires garantis par Fannie Mae – une société privée contrairement à Ginnie Mae – dont la garantie était perçue comme une garantie implicite de l’Etat américain, Fannie Mae étant perçue comme too big to fail[6].

Ensuite, les prêts hypothécaires pouvant faire l’objet de remboursements anticipés, il était difficile de savoir pour un investisseur quand il serait remboursé. Lewis Ranieri et Larry Fink de la banque First Boston apportèrent une solution au problème avec la création du premier CMO[7] en 1983 dont les tranches les plus “juniors” étaient les premières à subir les remboursement anticipés, rendant par conséquent les tranches “seniors” suffisamment immunes au problème.

Pour les investisseurs, les titres créés par la titrisation présentaient l’attrait de rendements supérieurs aux obligations des entreprises pour un risque apparemment semblable. Apparemment car fondé sur les notes des agences de notation qui ne révèlent pas la nature du risque, c’est-à-dire dans quelle mesure celui-ci est un risque spécifique indépendant du marché (diversifiable) ou, au contraire, systématique (lié au marché, non diversifiable). Or la nature du risque est un facteur important pour déterminer le rendement attendu sur un actif et donc pour déterminer son prix. Si l’on suit la logique du MEDAF[8], la rémunération attendue sur un actif par un investisseur en possession d’un portefeuille diversifié dépend uniquement du risque systématique de cet actif. Sachant que le risque de crédit exprimé par une note prend en compte le risque spécifique, comparer le rendement d’un actif à son rating n’a pas forcément du sens. C’est ce qui explique que les rendements des titres issus de la titrisation aient pu paraitre attractifs, sans l’être réellement nécessairement, compte tenu de leur exposition plus forte au risque systématique. Afin de souligner que la note d’un titre issu de la titrisation n’est pas homogène avec celle d’une obligation d’entreprise ou d’Etat, les agences de notation marquent désormais leur note d’un suffixe « sf » (pour structured finance).

La crise de 2007-2008 a conduit à l’effondrement des émissions de crédits structurés, mettant en lumière la faiblesse de l’évaluation de leur risque de crédit. Certes, celle-ci provenait en partie d’hypothèses inadéquates mais pouvant être corrigées, comme l’absence de prise en compte d’une baisse des prix de l’immobilier américain dans les modèles de certaines agences de notation. Cependant, évaluer le risque de crédit de ces titres représente un défi en soi. Emettre un avis sur le risque de crédit d’un CDO nécessite en effet d’étayer des hypothèses sur la corrélation des défauts entre les titres sous-jacents, sachant que le résultat final et la note correspondante y sont très sensibles. C’est ce qui a fait dire à un groupe de professeurs de Harvard en 2008 que la crise des crédits structurés était structurelle. Pourtant, la finance structurée revient à l’ordre du jour.

 

3 –  … mais qui est remise à l’honneur aujourd’hui sous une forme “simple, transparente et standardisée

Relancer la titrisation s’inscrit dans le projet européen d’une union des marchés de capitaux lancé en janvier 2015 par la nouvelle Commission présidée par Jean-Claude Juncker. Le contexte est celui d’une Commission européenne habitée par un sentiment d’urgence en matière de résultats économiques. D’après son président, ce serait en effet “la commission de la dernière chance” (pour la crédibilité du projet européen). La relance de la croissance et de l’emploi sont donc la priorité absolue de la Commission européenne, qui voit dans l’investissement la façon d’y parvenir.

Or, le constat est celui de marchés de capitaux “sous-développés et fragmentés” dans un contexte où les banques traversent majoritairement un cycle de désendettement peu favorable au financement de l’investissement. Aux Etats-Unis, dont l’économie est d’une taille comparable, les marchés actions et les marchés obligataires sont respectivement plus que deux et trois fois plus importants. A l’inverse, en Europe, trois quarts du financement de l’économie est assuré par le crédit bancaire. La fragmentation (financière) exprime le fait que les conditions de financement sont très inégales entre économies de l’UE – en raison notamment de l’hétérogénéité de la situation des banques et des finances publiques –, mettant à l’écart des circuits de financement par la dette un certain nombre d’acteurs, typiquement les PME des pays de la périphérie de la zone euro.

La titrisation permettrait de renforcer le lien entre l’épargne et l’investissement. En créant des titres dont le profil de risque est différencié, en rendant plus efficace la transmission de la politique monétaire[9]et en réduisant la dépendance de l’économie à l’intermédiation bancaire, la titrisation facilite la rencontre entre l’épargne et l’investissement. En allégeant le bilan des banques, la titrisation facilite la production de nouveaux crédits. En diversifiant le risque, la titrisation augmente la capacité d’endettement des actifs.

Rétablir la confiance des investisseurs dans la titrisation représente donc une piste intéressante. Les déboires de la titrisation aux Etats-Unis ont montré que l’évaluation du risque de crédit ne va pas de soi. Un encadrement de la titrisation permettrait de s’assurer que ce risque est effectivement quantifiable. A ce titre, il convient de rappeler que la théorie financière récente[10] démontre que la titrisation conduit à un équilibre financier plus vulnérable à une mauvaise évaluation du risque.

Pour l’UE, cela passe par la promotion d’une titrisation de “haute qualité” présentant les vertus de la “simplicité, de la transparence et de la standardisation”. Ceci signifie notamment que les actifs sous-jacents doivent être homogènes (des prêts hypothécaires avec des prêts hypothécaires…), qu’ils ne doivent pas être eux-mêmes issus de la titrisation (comme les CDO au carré), que leur historique doit être suffisant pour étayer des hypothèses de probabilité de défaut, qu’ils doivent faire l’objet d’un reporting régulier et que l’émetteur des actifs titrisés doit garder au moins 5% de ces actifs à son bilan afin d’en supporter les risques. Il s’agit donc de renforcer la qualité des actifs pouvant faire l’objet d’une titrisation, de diminuer la complexité de ce mécanisme et de pouvoir en estimer le risque de façon plus fiable.

 

Conclusion

Mal maîtrisée, la titrisation a plongé les économies développées dans la crise. Maîtrisée, elle apparait aujourd’hui comme un moyen de résoudre le problème du déficit d’investissement et de croissance en Europe, en augmentant le rôle des marchés financiers dans le financement de l’économie, notamment là où l’action de ces marchés est encore limitée (c’est le cas des PME par exemple).

Même si l’ampleur de la crise qui a affecté la titrisation a été moindre en Europe qu’aux Etats-Unis[11], les dérives passées légitiment l’actuel exercice de réhabilitation mené par les institutions européennes.

 

 

Notes:

[1] Probabilité de défaut de la tranche « junior » = probabilité de défaut de l’une des deux tranches = 10% + 10% – 10% x 10% = 19% (formule de Poincaré).

Probabilité de défaut de la tranche « senior » = probabilité que les deux tranches fassent défaut = 10% x 10% = 1% (évènements indépendants).

[2] CDO pour collateralized debt obligation, c’est-à-dire un titre adossé à des actifs de nature diverse (prêts, titres).

[3] RMBS pour residential mortgage-backed security, c’est-à-dire un titre adossé à des créances hypothécaires.

[4] Taux auquel les banques américaines se prêtent entre elles les fonds qu’elles détiennent auprès de la Fed. Ce taux détermine le taux auquel les banques peuvent emprunter des fonds à la Fed elle-même, mais d’autre part et surtout la valeur de tous les autres taux d’intérêt pratiqués dans le circuit monétaire de l’économie américaine.

[5] Selon l’ex financier et écrivain Michael Lewis dans son livre Liar’s Poker.

[6] Expression qui signifie que certaines institutions financières seraient sauvées par l’Etat en cas de difficulté car leur faillite serait désastreuse pour la stabilité financière du fait de leur taille et de leur interconnexion au système financier.

[7] CMO pour collateralized mortgage obligation, c’est-à-dire un titre adossé à des prêts hypothécaires.

[8] Le MEDAF (modèle d’évaluation des actifs financiers) postule que la rémunération exigée par un investisseur n’est pas liée au risque total, mais uniquement au risque du marché. Ce modèle s’appuie notamment sur l’hypothèse que tous les investisseurs disposent de portefeuilles d’actifs diversifiés, avec pour conséquence que le risque diversifiable n’est pas rémunéré.  

[9] C’est-à-dire le fait qu’une baisse des taux se traduise par une amélioration des conditions de financement pour l’ensemble des agents économiques.

[10] A model of Shadow Banking, The Journal of Finance, 2013.

La formation de portefeuilles de prêts diversifiés qui adossent l’émission de dettes « sans risque » des SPV permet d’éliminer l’exposition au risque intrinsèque des emprunteurs (i.e. risque qui résulte d’évènements qui leur sont particuliers, comme un divorce) , mais augmente l’exposition des SPV au risque systématique (i.e. risque qui affecte l’ensemble des prêts, comme une récession) et, quand le risque systématique extrême est sous-estimé, augmente le risque systémique (risque de dégradation ou de paralysie de l’ensemble du secteur financier).

[11] Le taux de défaut des titres notés “AAA” issus de la titrisation aura été de 0,1% en Europe contre 3% (prime) et 16% (sub-prime) aux Etats-Unis.

 

Sources:

-The Economics of Structured Finance, Harvard Business School, 2008.

-Securitization: The Road Ahead, IMF, 2015.

-A Model of Shadow Banking, The Journal of Finance, 2013.

-Liar’s Poker, Michael Lewis,1989.

-Federal Reserve Bank of San Fransisco, Economic Letter, 3 décembre2004.

-Site et communiqués de presse de l’Union Européenne.