Matthew Tarduno, The congestion costs of Uber and Lyft, Journal of Urban Economics, 2021, vol. 122
Résumé:
- A Austin, la cessation de l’activité d’Uber et Lyft en mai 2016 semble avoir légèrement fluidifié le trafic (le temps requis pour parcourir 1 mile a diminué).
- L’effet semble surtout se concentrer le midi, en dehors des heures de pointes.
- Le coût sociétal des ralentissements générés par Uber et Lyft semble proche de la valeur de leurs services pour les consommateurs.
L’apparition des entreprises de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) constitue une des principales innovations de ces dernières années en matière de déplacement urbain. Toutefois, le public bénéficie-t-il véritablement de ces innovations ? En effet, on peut imaginer deux possibilités. Dans la première, les trajets en VTC se substituent à des trajets qui auraient autrement été faits en véhicule privé. Dans un second scénario, ces trajets n’auraient autrement pas été réalisés ou auraient été effectués autrement, par exemple en transport en commun. Si dans le premier cas, le nombre de véhicules en circulation reste stable, le second entraine une augmentation du trafic. Ce-faisant, les entreprises de VTC aggravent les problèmes de congestion et génèrent une externalité négative (les ralentissements ou les embouteillages). Dans ce dernier cas – surtout si la nuisance est importante – l’Etat pourrait avoir intérêt à taxer ou à limiter l’activité de ces entreprises.
Matthew Tarduno – dans l’article « The congestion cost of Uber and Lyft » – cherche à mesurer l’impact de ces deux entreprises sur le trafic routier d’Austin et le bien-être des conducteurs. Son travail permet d’illustrer les difficultés auxquelles les économistes doivent faire face lorsqu’ils cherchent à estimer l’impact d’un nouveau service (ici les activités de VTC)[1].
Des difficultés techniques et économétriques
Afin de mesurer l’impact d’une entreprise de VTC sur le trafic routier, la première difficulté consiste justement à mesurer ce trafic. Pour ce faire, Matthew Tarduno utilise des capteurs Bluetooth installés par la ville d’Austin. Ceux-ci détectent les appareils Bluetooth (notamment les smartphones et les systèmes Bluetooth des véhicules) et mesurent la vitesse de déplacement de ces appareils. Grace à ces capteurs, l’auteur est capable de mesurer le temps nécessaire pour parcourir un miles (1.6km) sur 79 segments (une route ou un morceau de route) à chaque heure de la journée entre fin mars et août 2015 puis entre mars et août 2016.
Cette fenêtre temporelle permet à Matthew Tarduno de contourner une seconde difficulté. Afin de mesurer l’impact des entreprises de VTC, il faut exploiter une variation dans l’activité de ces dernières. Une première possibilité consisterait à étudier une ville avant et après l’entrée d’une de ces entreprises. Toutefois, cette stratégie se heurte à la question suivante : pourquoi une entreprise de VTC décide-t-elle de démarrer une activité dans cette ville à ce moment précis ? Si la raison est corrélée d’une façon ou d’une autre avec le trafic routier, alors une telle stratégie conduira à des résultats biaisés. Cela serait le cas par exemple si les entreprises de VTC ne décideraient « d’entrer » que dans des villes où le trafic est fluide, permettant d’augmenter le nombre de courses et donc leur revenu. Il existerait alors une corrélation négative entre présence d’entreprises de VTC et trafic routier ce qui fausserait les résultats d’une analyse économétrique. [2] [HD(21] Matthew Tarduno propose à la place d’utiliser le fait que des entreprises de VTC décident d’arrêter leur activité. En 2015, la ville d’Austin propose de durcir les régulations concernant ces entreprises. Ces nouveaux règlements sont combattus par Lyft et Uber, mais le 7 Mai 2016, suite à un referendum local, 56% de la population rejette la contreproposition des deux entreprises. Celles-ci décident alors de cesser leurs activités dans Austin. Selon Matthew Tarduno, exploiter ce retrait inattendu des entreprises de VTC permettrait d’obtenir une variation dans l’activité des VTC non corrélée avec le niveau du trafic routier.
Grace à cette « expérience naturelle », il devient possible de mettre en place deux stratégies empiriques. La première consiste à comparer le trafic routier juste avant et juste après le retrait de Lyft et Uber[3]. Par exemple, comparer le trafic routier de la première semaine de mai 2016 (quand Lyft et Uber fonctionnaient encore) avec celle de la seconde semaine de mai (quand ils s’étaient retirés du marché). La seconde méthode consiste à comparer l’évolution du trafic routier d’une même journée entre les années 2015 et 2016 avant et après le retrait des entreprises. Par exemple, il est possible de comparer l’évolution entre le premier avril 2015 et 2016 (quand les entreprises étaient présentes aux deux dates) et entre le premier juin 2015 et 2016 (où elles n’étaient présentes qu’en 2015). L’évolution en avril permet de mesurer l’évolution temporelle « normale » du trafic routier entre 2015 et 2016 et celle en juin l’évolution temporelle normale plus l’effet du retrait des entreprises de VTC. La différence entre ces évolutions permet donc de mesurer l’impact du retrait de Lyft et Uber sur le trafic routier[4].
Ces deux méthodes reposent sur l’hypothèse que rien d’autre que le retrait de Lyft et Uber n’expliquerait une différence systématique de temps de trajet entre les deux périodes. Les méthodes diffèrent cependant quant à l’effet mesuré. La première méthode mesure un effet « local », juste après la décision. La seconde méthode mesure un effet plus global qui prendrait par exemple en compte le fait que les conducteurs peuvent – après avoir constaté un éventuel changement dans le trafic routier – choisir de nouveaux itinéraires et donc modifier le niveau de la circulation sur chaque tronçon.
Les résultats empiriques
Les graphiques 1 et 2 illustrent la seconde méthode[5]. Le graphique 1 montre le temps moyen nécessaire pour réaliser 1 mile avant et après le retrait d’Uber et Lyft. Il montre que les temps moyens et surtout l’évolution temporelle entre 2015 et 2016 sont relativement similaire avant le mois de mai. Après le 7 mai toutefois, les temps moyens commencent à différer. Ceci suggère un impact du départ d’Uber et Lyft sur le trafic routier : le temps nécessaire pour parcourir 1 mile diminue. Par ailleurs, ce graphique suggère également qu’utiliser l’évolution des temps de trajet en amont du retrait de ces entreprises fait sens et donc que l’expérience est valide[6].
Graphique 1 : trafic moyen avant et après le retrait d’Uber et Lyft
Source : Matthew Tarduno, The congestion costs of Uber and Lyft, Journal of Urban Economics, Volume 122, 2021, p.7
Le graphique 2 montre l’effet moyen du retrait heure par heure. Il dévoile que si le retrait d’Uber et Lyft semble être associé à une diminution du trafic routier (le temps nécessaire pour parcourir 1 mile diminue), cet effet est généralement faible (en moyenne, de l’ordre de 0.1 minutes) et rarement statistiquement significatif au seuil de 5%. Par ailleurs, les effets du retrait de ces entreprises semble se concentrer sur les heures du midi (11, 12 et 13h) et non pas aux heures de pointes quand les automobilistes sont les plus nombreux (et donc quand plus de conducteurs seraient affectés par une variation de la congestion des routes).
Graphique 2 : L’effet heure par heure
Source : Matthew Tarduno, The congestion costs of Uber and Lyft, Journal of Urban Economics, Volume 122, 2021, p.6
En conclusion : l’effet de la congestion sur le bien-être
Les estimations précédentes suggèrent qu’Uber et Lyft ont généré de légers ralentissement sur les routes d’Austin mais peut-on en conclure pour autant que les services proposés par ces sociétés sont « socialement nuisibles » ?
Grace aux estimations précédentes, il est possible d’apporter une première réponse (très) partielle à cette question. Le coût sociétal des ralentissements générés par Uber et Lyft peut se calculer comme le temps supplémentaire pour parcourir 1 mile du fait de ces entreprises (la valeur estimée précédemment), multiplié par le nombre de miles parcouru par les habitants d’Austin, le tout multiplié par la valeur du temps. En s’appuyant sur d’autres sources et études pour obtenir cette valeur du temps et le nombre de miles parcourus, Matthew Tarduno calcule que le coût total des ralentissements provoqués par ces entreprises serait compris entre 33 et 52 millions de dollars (par an).
Toutefois, les estimations faites par Cohen et al. (2016) suggère que le gain des consommateurs utilisant Lyft et Uber à Austin pourrait s’élever entre 47 et 73 millions de dollars par an. A ce titre et en prenant en compte les larges approximations dans ces calculs, les bénéfices pour les consommateurs et les coûts de ces services semblent relativement proches. Cela signifie qu’on assiste à un transfert de bien-être des automobilistes privés vers les clients d’Uber et Lyft. Cela suggère également qu’imposer des restrictions à ces entreprises n’augmenterait pas sensiblement le bien-être de la population en général. Là encore, il s’agirait plutôt d’un transfert de bien-être des utilisateurs de ces services vers les autres automobilistes.
Références :
Matthew Tarduno, The congestion costs of Uber and Lyft, Journal of Urban Economics, Volume 122, 2021, ISSN 0094-1190, https://doi.org/10.1016/j.jue.2020.103318.
Peter Cohen, Robert Hahn, Jonathan Hall, Steven Levitt and Robert Metcalfe, USING BIG DATA TO ESTIMATE CONSUMER SURPLUS:THE CASE OF UBER, NBER working paper, 2016, Working Paper 22627 http://www.nber.org/papers/w22627
[1] L’article ne mesure que le « coût de la congestion » et non pas l’ensemble des externalités. Les VTC pourraient avoir un effet sur la pollution globale ou le nombre d’accidents de la route.
[2] On peut imaginer le cas inverse – une corrélation positive entre présence des VTC et trafic routier – et également problématique : les entreprises de VTC s’implanteraient principalement dans les villes congestionnées où de nombreux conducteurs seraient susceptibles d’utiliser leurs services plutôt que leur véhicule.
[3] Plus techniquement, cette méthode s’inspire des « régressions en discontinuité temporels ».
[4] Cette seconde méthode s’apparente à un « différence de différences » ou les « individus traités » sont les jours de l’année.
[5] Les résultats entre les deux méthodes sont similaires.
[6] L’hypothèse des « tendances parallèles » en amont du traitement semble vérifiée.
[HD(21]Peut être expliciter l’argument dans le corps du texte