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La vulnérabilité du commerce international de denrées (Note)

Résumé :

  •  Les denrées transitent par des routes commerciales de plus en plus surchargées ;
  •  Plusieurs goulots d’étranglement présentent des risques de dysfonctionnements importants ;
  •  Les changements climatiques, l’insécurité et les risques politiques renforcent drastiquement ces risques de dysfonctionnement ;
  •  Pour diminuer ces risques et leurs conséquences, il est nécessaire de les intégrer aux systèmes d’analyse de la sécurité alimentaire et de la volatilité des prix. Il faut investir dans les infrastructures ou encore dans un programme de stockage international.

 

Nous nous proposons ici de faire un point sur le système commercial international de denrées et sur ses vulnérabilités. Si la répartition mondiale de la production alimentaire est relativement connue, il en est beaucoup moins du cheminement réel des denrées, du lieu de production vers le consommateur final.

Or, l’ensemble des pays exporte et importe des denrées, certains pour garantir leur sécurité alimentaire, d’autres pour assurer une diversification de l’offre. En tout état de cause, ceci montre la dépendance que tous les pays ont envers le système commercial international. Une rupture d’approvisionnement aurait donc des retombées globales, particulièrement pour les pays non auto-suffisants.

Deux éléments peuvent créer une telle rupture : un gel des exportations (comme nous l’avons vécu pendant la crise alimentaire de 2007/2008, particulièrement sur le marché du riz durant laquelle les gros producteurs ont décidé de limiter leurs exploitations au moment même où les grands consommateurs augmentaient leurs demandes[1]) ou un dysfonctionnement des routes commerciales.

Ce deuxième élément est particulièrement intéressant car il met en lumière une autre dimension du commerce agricole et confirme sa fragilité. Comment ce commerce est-il organisé ? Par quels moyens les denrées sont transportées ? Par où passent-elles ? Quelles sont les problématiques de ces routes commerciales ? Un dysfonctionnement est-il envisageable ? Quels en seraient ses conséquences ? Nous allons tenter de répondre à ces questions.

 

Organisation actuelle

Le commerce des denrées repose sur des routes commerciales terrestres, côtières et maritimes. Les échanges internationaux sont largement effectués par voie maritime mais pour atteindre la mer à partir du point de production, il est nécessaire d’acheminer les denrées par des voies terrestres, puis de les conditionner dans des ports. Autant de goulots d’étranglement possibles. Le rapport de Rob Bailey et Laura Wellesley pour le Chatham House [2], met en évidence ces lieux de tensions. Ils dénombrent 8 goulots maritimes, 3 goulots côtiers et 3 goulots  terrestres comme le montre la carte suivante [3].

Figure 1 : Goulots d’étranglement & principales routes commerciales

 

53 % des exportations de blé, riz, maïs et soja passent par les trois goulots terrestres et côtiers des USA, du Brésil et du la mer Noire. 13 % des exportations mondiales de ces quatre céréales passent par les réseaux intérieurs américains alors que 12 % des exportations mondiales de blé passent par les réseaux terrestres, côtiers et maritimes de la mer Noire.

Ces statistiques montrent qu’aucune route commerciale ne concentre une très large partie des exportations mondiales, ce qui pourrait rassurer quant à la solidité de l’approvisionnement. En réalité, l’agriculture est très largement liée au système financier international rendant les prix extrêmement volatils et répondant très largement aux effets d’annonce. En effet, la décision d’un pays ou d’une nation de diminuer, par exemple, ses exportations, a un effet sur les prix dès l’annonce de la décision et avant même que les restrictions soient effectives. Cette caractéristique a été identifiée, entre autre, durant la crise alimentaire de 2007-2008 [4].Le dysfonctionnement d’un de ces goulots aurait un impact important sur les prix, puis sur les quantités exportés et par ricochet de nouveau sur les prix.

 

Nature des dangers et réels risques de fermetures

Ces goulots d’étranglement font face à de multiples risques. Tout d’abord, la production de denrées augmente et le commerce international aussi. D’après la FAO (Food and Agriculture Organization of United Nations), 274 millions de tonnes de céréales étaient exportées en 2000 contre 385 millions en 2013, soit une augmentation de plus de 40 %. Les routes commerciales, et particulièrement les goulots présentés ci-dessus, sont donc en tension croissante.

Trois autres risques sont à prendre en compte : le changement climatique, les conflits militaires et les décisions politiques unilatérales. Le changement climatique provoque des tempêtes, des inondations et d’autres phénomènes menant à la fermeture temporaire de certaines routes. Les conflits militaires et l’insécurité de certaines zones ne permettent pas un acheminement sûr et constant. Enfin, ces goulots d’étranglement ne sont pas des zones internationales. Ils sont donc soumis à des décisions politiques unilatérales pouvant provoquer leur fermeture ou augmenter très largement les coûts de transports en influant sur les taxes de passage.

Certains pays sont plus exposés que d’autres aux risques de dysfonctionnement de ces goulots d’étranglement ; ceci étant conditionné à la quantité de denrées passant par un goulot mais aussi par les possibilités annexes d’acheminement si le goulot était fermé. Par exemple, seules 4 % des importations chinoises empruntent des routes commerciales sans alternatives alors que c’est presque le tiers des importations de céréale pour la région du MENA (Middle East an Norht Africa).

Les problématiques exposées sous entendent-elles des risques imminents ? En réalité, la question est mal posée car les points de tensions identifiés ont déjà subi des fermetures régulières ces dernières années. Les risques sont donc tout à fait réels et augmentent. En 2012, les ports américains du golf ont fermé à cause de la tempête Isaac. En 2014, l’Ukraine ferme ses ports de Crimée et la Russie limite l’usage des réseaux ferrés de transport de grain. En 2015, l’Iran effectue des manœuvres militaires dans le détroit d’Ormuz et saisi des cargos, le canal de Suez est fermé plusieurs jours pour cause de vents violents, plus de 3 000 camions sont bloqués dans le Pas de Calais (ou détroit de Douvres) pour des contrôles à cause de flux de réfugiés. En 2016, le détroit du Bosphore est fermé durant plusieurs heures pendant le coup d’état en Turquie, des pirates attaquent plusieurs bateaux dans le détroit de Malacca. En 2017, la crise politique entre l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn d’un côté et le Qatar de l’autre renforce les tensions dans cette zone et pourraient mener à un dysfonctionnement du détroit d’Ormuz.

Tous ces exemples montrent que les tensions sont réelles, violentes et tendent à augmenter. L’éventualité d’une combinaison de dysfonctionnement sur plusieurs points de tensions est donc accrue. Les solutions sont multiples pour tenter de diminuer ces risques.

 

Des solutions

Le rapport met en évidence plusieurs solutions pour limiter les conséquences des dysfonctionnements liées à ces goulots d’étranglement. Ainsi, il préconise d’intégrer très largement les risques aux analyses actuelles d’une part du niveau de sécurité alimentaire des pays, et d’autre part du fonctionnement du système financier agricole dans le but de réduire la volatilité des prix et anticiper les épisodes critiques. Pour se faire, il est nécessaire d’améliorer la recherche et la production de données sur les routes commerciales, et particulièrement sur ces points de tensions.

Le rapport préconise aussi d’investir très largement dans les infrastructures. Celles peuvent être de différentes sortes. Il est ainsi nécessaire de développer des systèmes de stockage mondiaux (surtout pour les céréales) permettant de répondre à des pénuries régionales, et développer les capacités productives de l’ensemble des régions du monde pour éviter les dépendances extrêmes aux importations.

Il est aussi nécessaire de renforcer les infrastructures des goulots d’étranglements. Il est important que les ports aient des capacités de traitement des flux commerciaux en adéquations avec les besoins. Il est aussi préconisé de créer de nouvelles routes commerciales. Trois routes se dessinent largement ces dernières années. Les deux premières sont possibles à cause de la fonte des glaces arctiques et longeant le Canada pour la première, la Russie pour la seconde. Ces deux routes permettent de relier l’Occident à l’Orient sans passer par le canal de Panama pour l’Amérique du Nord, ni PAR le canal de Suez ou encore le détroit de Bab-El-Mandeb pour l’Europe.

La troisième route est la route commerciale historique de la soie [5]. La Chine, entourée d’une trentaine de pays lance depuis plusieurs années la construction d’infrastructures terrestres reliant l’Asie à l’Europe. L’idée de cette nouvelle route de la soie est bien plus large car la Chine souhaite créer une « ceinture » routière, ferroviaire et maritime recouvrant donc certains des goulots d’étranglements précédemment cités. Le réseau ferroviaire est d’ores et déjà opérationnel et relie Hangzhou (côte est chinoise) au centre de l’Europe. Les investissements liés à ce projet pourront diminuer les tensions des autres goulots et assurer un meilleur approvisionnement.

 

Conclusion

Le système de production agricole mondiale est extrêmement déséquilibré et fragile. La crise de 2007-2008 a rappelé aux institutions internationales et aux dirigeants que la sécurité alimentaire mondiale était encore loin d’être acquise, pas seulement pour les pays les plus pauvres. Le rapport dont nous rapportons les conclusions ici, montre que ce système est encore plus fragilisé par l’organisation du commerce de denrées et la dépendance des pays au commerce international.

Cette fragilisation est d’autant plus grande que le commerce agricole international ne se limite pas à l’importation et l’exportation de denrées, mais aussi de fertilisants. Or, la production de fertilisants est extrêmement concentrée (90 % du potassium est produit par le Belarus, le Canada et la Russie par exemple), ce qui provoque une dépendance des agricultures mondiales au commerce de ces fertilisants et donc une dépendance aux goulots d’étranglements présentés ci-dessus.

 

Notes :

[1] Pour plus d’information sur cet épisode, voir mon précédent article sur le sujet.

[2] Le Chatham House est un institut britannique indépendant effectuant des rehcerches sur les poliques économiques : https://www.chathamhouse.org.

[3] Reproduction d’une carte du rapport disponible ici : https://www.chathamhouse.org/publication/chokepoints-vulnerabilities-global-food-trade.

[4] Je renvoie de nouveau à l’article sur la crise du marché du riz qui explique chronologiquement la montée des prix et insiste sur les effets d’annonce.

[5] Voir par exemple l’article de courrier international : http://www.courrierinternational.com/grand-format/chine-route-de-la-soie-la-mondialisation-selon-xi-jinping.

 

Sources :

Bailey, R., & Wellesley, L. Chokepoints and Vulnerabilities in Global Food Trade. London: Chatham House.

FaoStat : http://www.fao.org/faostat/en/#home