Résumé :
– L’état de stagnation séculaire se caractérise par la baisse des taux d’intérêt naturels, ce qui empêche l’équilibre de l’épargne et de l’investissement et déprime la demande agrégée.
– La zone euro semblerait souffrir de plusieurs des symptômes de la stagnation séculaire : rupture du PIB d’avec la tendance historique, faible investissement, faible inflation, ettrappe à liquidité.
– Au-delà des symptômes, la zone euro semblerait bien de tendances historiques lourdes : augmentation des inégalités, démographie défavorable, choc de désendettement.
Il y a un peu plus d’un an de cela, Larry Summers, ancien Secrétaire du Trésor des Etats-Unis, tenait un discours très remarqué au FMI. Lors de son exposé, il affirmait que les économies développées, et particulièrement les Etats-Unis, souffriraient de ce que l’on appelle la « Secular Stagnation », ou stagnation séculaire. Summersfait deux constats pour appuyer son argument. Premièrement, au cours des années précédant la crise, l’énorme bulle financière n’a permis que d’avoir une croissance économique proche de son niveau potentiel et des niveaux d’inflation faibles. Deuxièmement, malgré un stress financier considérablement réduit (du moins aux Etats-Unis) et une politique monétaire très accommodante, il n’y a pas eu de reprise économique forte. Ces deux observations poussent Summers à penser que la période de croissance (soutenue par des bulles financières) de la première moitié des années 2000 n’a fait que cacher artificiellement l’état de stagnation permanente des économies développées.
Ce concept de Secular Stagnation a été développé durant l’entre-deux guerre aux Etats-Unis par Hansen (1939). Dans son acception originale[1], une demande structurellement déprimée produit un état de stagnation séculaire. En effet, le taux d’intérêt naturel qui équilibrerait l’épargne et l’investissement serait négatif. Dans ce cas-là, la politique monétaire conventionnelle (par le canal du taux d’intérêt de court-terme) serait incapable de régler le problème, d’autant plus si l’inflation est faible : c’est ce que l’on appelle la trappe à liquidité[2].
Pour avoir une vue plus large des débats, Warning Signals a publié un articletrès complet sur le sujet. Dans cet article, nous allons tenter de vérifier si la zone euro est potentiellement dans cet état de stagnation économique. Notamment, nous comparerons les dynamiques actuelles de la zone euro à celles du Japon des années 1990 et aux Etats-Unis d’aujourd’hui. Le raisonnement est le suivant : si la zone euro suit une dynamique japonaise (pays marqué par une croissance très faible depuis plus de 20 ans) plutôt qu’américaine alors il est possible que la zone euro soit dans un état de stagnation séculaire.
Les symptômes de la Secular Stagnation
Quels sont les symptômes de la Secular Stagnation ? Premièrement, la croissance du PIB est très faible et diverge significativement de la tendance historique. Deuxièmement, cette stagnation économique devrait notamment se traduire par un investissement faible. Troisièmement, les taux d’intérêt nominaux de court terme seraient proches de 0. Quatrièmement, l’inflation serait basse (ce qui amplifierait les effets de la trappe à liquidité : les taux d’intérêt réels, bien que négatifs, seraient toutefois trop élevés pour soutenir la demande.
Sources : FMI, WEO Octobre 2014, Macrobond, BSI Economics
Notes: Le “0” en abscisse représente l’année du début d’une crise (2008 pour les Etats-Unis et la zone euro, 1991 pour le Japon). A partir de l’année 6 après la crise, il s’agit de prévisions pour la zone euro et les Etats-Unis.
Ce graphique nous montre bien le double choc subi en Europe : la faillite de Lehman puis la crise des dettes souveraines. Alors que la zone euro et les Etats-Unis évoluaient sur des rythmes similaires au cours des années 2000 précédant la crise (et ce même jusqu’à la crise des dettes souveraines), on observe une très nette divergence après 2010. Après 5 ans de crise, le PIB de la zone euro est encore inférieur à celui d’avant crise. Par ailleurs, les prévisions du FMI indiquent que la zone euro devrait se rapprocher de la trajectoire japonaise alors que les Etats-Unis continueraient sur un rythme de croissance beaucoup plus dynamique. Il faut néanmoins prendre ces prévisions avec prudence car elles ont souvent été revues à la baisse au cours des dernières années (ce phénomène est d’ailleurs interprété comme un signe possible de stagnation séculaire).
Sources : FMI, WEO Octobre 2014, Macrobond, BSI Economics
La situation de l’investissement (-20% en 2013 par rapport à 2008) en zone euro est critique. Encore une fois, le double choc est présent mais c’est bien à partir de la crise des dettes souveraines que se produit le décrochage par rapport aux Etats-Unis. Notons toutefois l’ampleur du choc suivant l’éclatement de la bulle immobilière (2006) aux Etats-Unis qui fait chuter l’investissement de près de 30% en seulement 3 ans. A pareille époque par rapport au Japon, la diminution de l’investissement (comme le PIB d’ailleurs) en zone euro est bien supérieure (à peu près 10 points de différence 5 ans après le choc (2013 pour la zone euro)). Alors que l’investissement aux Etats-Unis devrait reconverger lentement vers les niveaux d’avant crise de 21-22% du PIB, la zone euro suivrait encore une fois une « dynamique japonaise » (selon les estimations du FMI).
Sur les taux d’intérêt nominaux de court terme, c’est la Fed qui a baissé ses taux le plus vite et le plus tôt, dès 2007 : en l’espace d’un an (de 2007 à 2008) le taux directeur de la Fed est passé de 5.25% à 0.25%. La BCE a elle aussi été assez rapide même si l’ampleur de l’abaissement du taux de refinancement est plus faible qu’aux Etats-Unis : de 4,25% au 2008 T3 à 1% moins d’un an plus tard. La BCE n’a atteint les niveaux américains que fin 2013, avec même entre temps une légère augmentation des taux d’intérêts. Le taux directeur de la BCE s’établit aujourd’hui à 0.05% La Banque du Japon a été la plus lente à réagir en adoptant une stratégie très progressive : le taux directeur était encore aux alentours de 2%, 3 ans après le choc.Si l’on compare les différences entre les trois trajectoires, celle de la BCE est toutefois plus proche de celle de la Banque du Japon que celle de la Fed.
Sur l’inflation, là encore la zone euro se rapprocherait d’un scenario à la japonaise : l’inflation est actuellement à -0.2% (décembre 2014, estimation) contre 0,8% un an auparavant et 2,5% en octobre 2012. Certains pays, comme la Grèce ou l’Espagne sont en déflation, ce qui augmente les taux d’intérêt réels[3]et durcit automatiquement la politique monétaire. Notons toutefois, que pour l’instant le choc sur les prix a été bien moindre en Europe qu’au Japon.
Ces différentes données empiriques démontreraient que la zone euro serait probablement dans un état de stagnation permanente puisque plusieurs éléments d’un scénario à la japonaise sembleraient se réaliser. Il est encore trop tôt pour savoir si ces dynamiques sont là pour durer ou pas. Néanmoins, l’analyse des facteurs entraînant tous ces symptômes que nous venons de décrire s’inscrivent dans une tendance de long-terme difficilement réversible.
Les causes de la Secular Stagnation
L’état de stagnation séculaire est dû à des taux d’intérêt naturels durablement négatifs du fait d’un choc positif sur l’épargne et d’un choc négatif sur l’investissement. La politique monétaire conventionnelle est donc inefficace (trappe à liquidité) lorsque les taux d’intérêts nominaux sont nuls et l’inflation faible. Il nous faut donc regarder s’il existe des raisons de penser que les dynamiques que nous venons de décrire dans la partie précédente résultent d’une diminution du taux d’intérêt naturel ou non.
Un rythme d’accroissement de la population active faible (voire négatif) est une première raison potentielle. Pour Hansen (1939), une population active qui augmente implique une demande d’investissement forte, pour faire face à la demande de nouveaux logements notamment. Au contraire, une population active stagnante du fait du vieillissement de la population (à âge de la retraite constant) fait augmenter la demande de services et de biens de consommation (aides à la personne, dépenses de nourriture…) généralement peu gourmands en capital et en investissement. Cela a des implications sur la demande d’investissement qui se déplace et augmente/réduit le taux d’intérêt naturel.
Deuxièmement, l’augmentation des inégalités pourrait potentiellement augmenter l’offre d’épargne. Ce point est assez controversé et les différentes études macroéconomiques n’ont pas trouvé de relation claire. Notons dès à présent que les ménages les plus aisés ont une propension marginale à épargner supérieure aux ménages les plus modestes. Des inégalités croissantes impliqueraient une part croissante des revenus détenus par les ménages les plus aisés dans le total des revenus donc théoriquement une augmentation de l’offre d’épargne dans l’économie. Cependant, cette relation n’est pas si simple. Par exemple aux Etats-Unis avant la crise, alors même que les inégalités se creusaient rapidement, les classes moins aisées, pour tenir le rythme croissant du niveau de vie des classes aisées, ont réduit leur taux d’épargne tout en s’endettant, ce qui a résulté en une baisse globale de l’épargne dans l’économie. Sur ce point donc, l’effet des inégalités sur l’épargne dépend de la situation de chaque pays et notamment de l’accès des ménages aux marchés financiers et aux crédits bancaires.
Un choc important de désendettement serait le troisième facteur possible (Eggertsson et Mehrotra, 2014) : « Si un emprunteur réduit son stock de dette aujourd’hui (du fait d’un choc de désendettement), sa capacité d’épargne sera supérieure quand l’ajustement sera terminé puisqu’il aura moins de dettes à rembourser ». Par conséquent, l’offre d’épargne augmenterait après le choc, ce qui réduirait le taux d’intérêt naturel.
Passons donc aux preuves empiriques. Le taux de dépendance[4](principalement la composante vieillesse) augmente en Europe. Cela implique une diminution de la population active et donc potentiellement une diminution de la demande d’investissement. Cette dynamique, qui n’est pas propre à l’Europe, existe depuis les années 1990. La situation d’ici à 2050 n’est pas aussi critique que celle du Japon mais à cet horizon là il n’y aurait néanmoins plus que 2 actifs pour 1 retraité en Europe (à âge de la retraite fixé à 65 ans).
Sources : Nations Unies, BSI Economics
Les inégalités augmentent sensiblement en Europe depuis les années 1980. Le même phénomène a aussi eu lieu au Japon. Ces augmentations n’ont cependant aucune commune mesure avec ce qu’il se passe aux Etats-Unis où la part du décile des ménages les plus aisés possède désormais près de 50% des revenus nationaux. Même si en termes relatifs, l’Europe s’en sort plutôt bien (il faut toutefois ne pas sous-estimer les dynamiques nationales ; voir Portugal, Irlande, Italie par exemple), le problème existe en termes absolus. Encore une fois, il se pourrait que cela a augmenté l’offre d’épargne et ainsi baissé le taux d’intérêt naturel en zone euro.
Sources : World Top Incomes Database, BSI Economics
Le choc de désendettement est bien présent tant pour le secteur privé (ménages et entreprises non-financières) que public en zone euro. La dette privée en zone euro est montée à 170% du PIB en 2009, avec des situations très différentes à l’intérieur de l’union monétaire. Après l’arrêt soudain du financement de l’endettement des pays de la périphérie par les capitaux du cœur (voir Merler et Pisani-Ferry, 2012), les ménages et entreprises non-financières ont été contraints d’entamer leur désendettement. Ce processus est extrêmement lent en zone euro alors qu’il semble terminé aux Etats-Unis : l’endettement privé y est proche des niveaux de 2004 (voir Artus, 2014). Artus (2014) nous explique que ce désendettement très lent est dû à un différentiel taux d’intérêt-taux de croissance défavorable et un effort d’austérité (augmentation de l’épargne et diminution de l’investissement) insuffisant. Vu que ce processus est particulièrement lent, l’investissement des firmes et la consommation des ménages sont durablement et négativement impactés. Les secteurs publics ont eux aussi subi un choc de désendettement (à marche forcée pour certains) après la relance budgétaire de 2009 et le sauvetage des secteurs financiers nationaux qui ont fortement dégradé les comptes publiques (voir Irlande et Espagne notamment). L’effet sur l’épargne totale dans l’économie n’est pas encore clair puisque l’ajustement au choc n’est pas encore terminé en zone euro.
Conclusion
Le concept de la Secular Stagnation est très intéressant pour comprendre les problèmes que subit actuellement la zone euro, notamment si on la compare aux Etats-Unis et au Japon. En effet, la zone euro semble posséder les symptômes de la Secular Stagnation et se rapproche d’un scénario à la japonaise : croissance faible, investissement faible, trappe à liquidité, inflation basse. Cela traduirait un taux d’intérêt naturel négatif qui serait causé par plusieurs facteurs : démographie défavorable, hausse des inégalités, choc de désendettement durable.
Notes:
[1] Dans son acception alternative développée par Gordon (2014), l’état de stagnation séculaire se produit pour des raisons attenantes au côté offre de l’économie : le rythme de l’innovation et les gains de productivité sont faibles. Ici, ce n’est pas l’écart au potentiel de croissance qui est en cause mais le potentiel de croissance lui-même. Nous ne développerons pas plus cette seconde acception dans cet article.
[2] Une trappe à liquidité est une situation dans laquelle l’injection de monnaie par une banque centrale ne permet plus de baisser les taux d’intérêt.
[3] Le taux d’intérêt réel étant le taux d’intérêt nominal corrigé de la variation des prix, dès lors en situation de déflation, malgré un taux nominal bas, le taux réel augmente.
[4] La composante vieillesse du taux de dépendance est le rapport entre la population des 65 ans et plus et celle des personnes âgées de 15 à 64 ans (en âge de travailler).
Références:
– Eggertsson, G., & Mehrotra, N. A Model of Secular Stagnation.
– Hansen, A. H. (1939). Economic progress and declining population growth. The American Economic Review, 1-15.
– Merler, S., & Pisani-Ferry, J. (2012). Sudden stops in the euro area(No. 2012/06). Bruegel Policy Contribution.